Le Japon, le temps suspendu et l'impermanence des choses
Le mujô est un concept structurant de la culture et de la philosophie Japonaise. Hérité du bouddhisme, le mujô se définit comme l’impermanence de toute chose, le fait que rien ne soit fixé, que rien ne dure et que seul compte l’instant. Cette appréciation du caractère éphémère des choses explique la façon qu'ont les japonais de s’émerveiller des changements de la nature au fil des saisons, des fleurs de cerisiers dont les pétales s’envolent à peine l’éclosion passée ou des feuilles rouges des érables qui marquent la fin de l’automne.
Le mujô est un concept structurant de la culture et de la philosophie Japonaise. Hérité du bouddhisme, le mujô se définit comme l’impermanence de toute chose, le fait que rien ne soit fixé, que rien ne dure et que seul compte l’instant. Il n’en découle pas pour autant une vision nostalgique, tout au plus quelque chose de mélancolique qui n’est pas sans rappeler le wabi sabi.
Ce concept est d’autant plus ancré dans la culture Japonaise que ce pays a subi de nombreuses catastrophes et est souvent sujet aux catastrophes naturelles. La résilience des Japonais vient également de cette conscience que tout peut disparaître à tout moment, que la vie, les objets, les fleurs, tout ce qui nous entoure et ce que nous sommes n’existe que le temps d’un instant et peut disparaître l’instant suivant pour renaître ensuite.
Cette appréciation du caractère éphémère des choses explique la façon qu'ont les japonais de s’émerveiller des changements de la nature au fil des saisons, des fleurs de cerisiers dont les pétales s’envolent à peine l’éclosion passée ou des feuilles rouges des érables qui marquent la fin de l’automne. L’observation de la nature ne peut que nous ramener à ce caractère impermanent des choses. C’est ce qui explique que la beauté telle qu’elle est conçue au Japon est, par nature, la beauté des choses passagères et imparfaites.
On retrouve donc cette sensibilité au caractère impermanent des choses dans l’appréciation du temps qui passe, des changements des saisons, mais aussi dans la cuisine traditionnelle kaiseki, qui évoque elle aussi le passage du temps à travers le choix des ingrédients et de la vaisselle, dans l’observation des fleurs et des différentes périodes de floraison, dans la poésie et les haiku, dans les arts, dans la méditation ou dans la cérémonie du thé.
Là où notre vision d’occidentaux nous pousse à voir le temps de manière linéaire, avec un passé et un futur, le mujô nous pousse à nous focaliser sur l’instant, tout en sachant que la vie n’est qu’un éternel recommencement. Le passé et le futur n’ont pas autant d’importance que l’imperturbable renaissance, ce recommencement qui rythme nos vies comme le changement des saisons ou les cerisiers qui fleurissent à nouveau à la même période chaque année.
Puis au milieu de ces choses éphémères et impermanentes se dresse le Mont Fuji, ce monument naturel immuable et qui semble éternel. C’est ce contraste qui explique en partie l’attachement tout particulier qu’ont les Japonais avec ce chef d’œuvre de la nature.
Les choses étant impermanentes, selon la philosophie bouddhiste le malheur viendrait de notre attachement aux objets et aux choses de ce monde qui sont voués à la destruction. Nous autres amateurs et collectionneurs de montres devrions y penser de temps à autre…
On voit que les Japonais entretiennent un rapport au temps, à la nature et aux objets bien différent du nôtre. Là où nous visons la perfection, l’équilibre, l’éternité, les Japonais s’émeuvent devant les choses imparfaites, éphémères, impermanentes.
Je trouve qu’il est assez curieux que de cette culture où le temps semble si souvent suspendu, où l’on prône le caractère éphémère et imparfait des choses, soit né Grand Seiko dont la quête constante de la perfection est la pierre angulaire et où la précision la plus absolue dans le décompte du temps est une valeur centrale.
Depuis quelques années, Grand Seiko a adopté comme mot d’ordre « la nature du temps ». On pourrait y voir un simple slogan marketing, une communication habile qui surfe sur une certaine poésie empreinte de mystère et qui colle bien avec la fameuse trotteuse glissante du Spring Drive. Mais je pense que c’est beaucoup plus que ça.
La nature du temps nous ramène aux racines de la culture Japonaise, au bouddhisme, aux moines et autres ascètes montagnards, à une philosophie radicalement différente de la nôtre et pourtant elle a quelque chose qui semble si universel. Il n’y a pas besoin d’être japonais pour s’émouvoir devant le brise printanière qui emporte les pétales du cerisier.
Bien que le mujô nous incite à ne pas se focaliser sur le passé ou le futur mais simplement sur le flot du temps, bien que l’impermanence des choses devrait nous pousser à nous détacher des objets et des biens matériels, la magie que je vois dans les Grand Seiko réside dans leur capacité à nous transporter vers un autre monde, une autre culture, à nous faire voyager et même nous faire philosopher ! Qui l’eut cru…
Grand Seiko : sculpter la lumière
Je vous propose de voir au travers de différents exemples issus de la culture nippone comment l'ombre et la lumière sont au cœur de la sensibilité esthétique Japonaise et comment cela se traduit dans le style de Grand Seiko.
Je crois que la chose qui alimente le plus ma passion pour l'horlogerie et plus particulièrement Grand Seiko, c'est tout ce que cette passion m'apporte en dehors des montres en elles-même: des rencontres, des découvertes, et tout un tas de choses qui me seraient probablement restées étrangères, ou du moins que je n'aurais pas vues avec le même regard.
Donc une fois de plus, je vais vous parler de Grand Seiko mais sans vous parler de montres.
Si l'esthétique des GS a longtemps laissé de marbre une grande partie des amateurs occidentaux d'horlogerie, ce n'est pas un hasard. "C'est bien fait mais c'est trop froid pour moi", "c'est trop chirurgical, ça ne me parle pas", "c'est tellement parfait que c'en est austère", combien de fois ai-je pu lire ce genre d'avis?
Avec le recul, je me rends compte aujourd'hui que c'est totalement normal. En étant entouré de productions japonaises depuis tout petit (films, dessins animés, jeux vidéos, voitures, habits et autres objets du quotidiens en tous genres), je sentais bien qu'ils n'avaient pas les mêmes goûts que nous, occidentaux. Mais ça va beaucoup plus loin: ils n'ont tout simplement pas le même concept du beau et l'esthétisme Japonais est très loin du nôtre.
J'ai déjà effleuré la surface de cette question dans un des premiers articles de ce blog, mais j'aimerais ici revenir sur une des caractéristiques essentielles de l'esthétique japonaise: la lumière, ou plutôt l'ombre, elle qui à l'image des coups de burin du sculpteur sur le marbre vient sculpter la lumière.
Alors j’entends déjà les plus cartésiens d'entre vous argumenter "l'ombre n'est que l'absence de lumière, elle ne peut donc pas la sculpter". Bon, OK, c'est vrai. Mais l'ombre est un outil important qu'utilisent les designers et autres artistes Japonais pour mettre en valeur la lumière, et ce depuis très longtemps. Et puis merde, laissez moi profiter de mes envolées lyriques !
Je vous propose donc de voir au travers de différents exemples issus de la culture nippone comment l'ombre et la lumière sont au cœur de la sensibilité esthétique Japonaise et comment cela se traduit dans le style de Grand Seiko.
Eloge de l'ombre, Junichiro Tanizaki
Ouvrage d'un autre temps, ce court traité date d'une période marquée par l'occidentalisation du Japon au début du XXeme siècle. L'auteur y compare différents éléments d'architecture, des objets de la vie quotidienne, les matières employées etc, et met en évidence les différences entre les sensibilités esthétiques occidentale et japonaise, qui selon lui se ressentent le plus fortement dans l'usage de l'ombre. Là où la culture occidentale n'est que lumière, lustre et brillance, Tanizaki ressent plus d'émotion à observer les reflets discrets d'un bol en laque urushi dans une pièce obscure éclairée d'une simple bougie. À la blancheur pérenne de la faïence occidentale il préfère sa cabane - ombragée, vous l'aurez compris - au fond du jardin (ce passage sur les lieux d'aisance étant d'ailleurs particulièrement cocasse et exquis).
Il est intéressant de voir le choc culturel qu'a apporté l'électricité au Japon et il est facile de comprendre comment Tanizaki, issu d'une famille aisée très traditionnelle de Tokyo, a pu être perturbé par la transformation radicale du Japon de l’ère Meiji. Cela nous permet à la fois de discerner ce sens de l'esthétique plus traditionnel et ancestral dont a hérité l'auteur, mais aussi de voir que cette sensibilité n'a cessé d'évoluer depuis un siècle, entre autres avec l'influence de l'occident.
Au travers des exemples donnés par l'auteur, le lecteur peut mieux apprécier certains concepts anciens comme le sabi, tout en constatant un certain côté désuet de la sensibilité de Tanizaki s'il repense aux néons du Shinjuku de nos jours ou aux toilettes japonaises futuristes.
Mais pour autant, ce ne sont pas les exemples modernes qui manquent pour mettre en lumière cette sensibilité esthétique japonaise dont il est question depuis le début. Et s'il est un cliché éculé sur le Japon, c'est bien celui du fameux "contraste entre tradition et modernité". Décidément tout n'est que contraste et nuances… Un contraste cette fois-ci culturel qui marque les occidentaux mais qui fait partie intégrante de la vie quotidienne au Japon ! Mais on s'éloigne du sujet…
Voyons comment l'ombre et la lumière se retrouvent dans différents aspects de la culture Japonaise moderne. Que dirait Tanizaki s'il était encore de ce monde ?
Lumière, ombre et forme : Tadao Ando et la maison Koshino
Je ne vais pas essayer de me faire passer pour un connaisseur en matière d’architecture, mais parmi le peu de choses que je connais à ce sujet, il y a la sensibilité particulière de l’architecte Japonais mondialement connu Tadao Ando pour l’ombre et la lumière.
Je vous propose donc un extrait de son livre “La maison Koshino”
“La lumière confère une existence aux objets en reliant l’espace et la forme. Un rayon de lumière, isolé au sein du bâtiment, s’attarde sur la surface des objets et fait naître l’ombre en arrière-plan. Avec le passage du temps et la succession des saisons, l’intensité de la lumière varie, et dans son silage les caractéristiques des objets. Simultanément, la lumière, isolée et happée par les objets, est ainsi objectivée et prend forme. La position de tous les objets est définie par leur relation les uns par rapport aux autres. Au moment où l’on fixe une relation mouvante de ce type, l’ensemble des relations est ainsi déterminé. À la frontière entre la lumière, fulgurante dans son rayonnement comme dans son extinction, et l’obscurité, un objet s’articule et prend forme. [...]
Dans l’architecture japonaise, les liens entre les différents espaces et les motifs compilés nés de la lumière étaient très importants. Par le biais de la lumière changeant au fil du temps, une architecture porteuse d’une relation de réciprocité entre ses parties se constituait. C’est en arrière-plan de cette évolution que se dégage la conception particulière de la pensée orientale zen, selon laquelle “l’espace n’est que néant, ce quelque chose qui apparaît à la frontière où les objets disparaissent”. De même, dans l’architecture japonaise, le pavillon de thé est un univers réduit au minimum qui témoigne de cette frontière, dans ses dimensions comme dans son expression. Une personne assise et méditant peut y ressentir une sensation d’espace illimité, par l’interaction de la lumière et de l’obscurité.”
De manière très intéressante, Tadao Ando en vient à parler de la façon dont la culture occidentale est venue influencer la culture Japonaise, en s’inscrivant donc dans la lignée directe de l’ouvrage de Tanizaki. Voici ce que dit l’architecte à ce sujet:
“L’imbrication entre Orient et Occident, que je retrouve en moi, témoigne de la structure de la culture japonaise. Le Japon a crée une culture originale en important et en intégrant des éléments d’autres pays. Cependant, de nos jours, notre spécificité est en train de disparaître. Je pense que le temps est venu de porter un nouveau regard sur la culture japonaise traditionnelle tout en permettant son interaction avec la culture occidentale. Le Japon contemporain a perdu, selon moi, deux valeurs importantes : le richesse dont l’ombre est porteuse et le sens de la profondeur. L’ombre ayant disparu de la conscience, les délicats motifs nés de l’ombre et de la lumière, tout comme les résonances de l’espace appartiennent à un passé révolu. Entièrement éclairés de manière homogène, les objets et les formes sont emprisonnés dans une relation unitaire. Il me paraît donc nécessaire de revenir à la richesse que nous offre l’espace.”
Un extrait plus long est disponible ici si le sujet vous intéresse: http://www.articule.net/2019/11/26/lumiere-ombre-et-forme/
Tadao Ando rejoint donc très clairement l’avis de Tanizaki et les deux auteurs déplorent, chacun à leur époque, une lumière omniprésente et homogène qui casse les nuances et subtilités des clairs obscures Japonais.
On peut également noter que Tadao Ando cite tout de suite le pavillon de thé lorsqu’il parle de l’architecture Japonaise. En effet, la cérémonie du thé et tout ce qui gravite autour sont considérés comme centraux dans la construction de l’esthétique Japonaise. Tanizaki parle d’ailleurs longuement du tokonoma, cette petite alcôve surélevée typique de l’architecture Japonaise où l’hôte peut mettre en avant de la calligraphie, de l’ikebana (arrangement floral) ou autres objets d’art. Jouant un rôle très important dans la cérémonie du thé, Tanizaki voit dans ce détail architectural et artistique la quintessence même de l’esthétique Japonaise.
Kenta Anzai : sculpter la lumière
Je l’avoue sans peine, le titre grandiose de cet article a été pompé d’un autre article tiré de l’excellent magazine Tempura que je ne peux que vous conseiller si la culture japonaise vous intéresse. Ce très bon article dresse le portrait de l’un des céramistes japonais les plus en vogue: Kenta Anzai.
Ce jeune artiste du nord du Japon travaille de manière très intéressante, en mêlant un peu de laque urushi à son argile qui prend donc une couleur noire. Il travaille ensuite longuement la texture de ses céramique afin de leur donner une sorte de patine subtile et élégante. On peut y voir une évocation du temps qui passe, concept central de l’esthétique japonaise héritée du bouddhisme que l’on retrouve dans le fameux wabi sabi.
« Au fond de l’atelier, il entrepose les pièces qu’il vient de finaliser et qui attendent d’être exposées. Vases, soliflores, coupes à sake, amphores… Des formes simplest aux courbes élégantes. Mais ce qui distingue sans doute le style de l’artiste de Koriyama, c’est ce polissage noir, fruit de plusieurs années de recherche et tentatives. Après la cuisson, l’artiste applique une couche d’argile noire, qu’il fait adhérer à la pièce avec de l’urushi, la laque traditionnelle qui lui sert de colle. Puis il laisse sécher la pièce et la polit avec du papier de verre. Il répète ce processus 8 à 10 fois. Ce qui fait qu’entre la cuisson et le résultat final, il peut s’écouler deux mois.
[...]
Nombreux sont les artistes qui revendiquent un avant et un après 11 Mars 2011 (séisme et raz de marée qui ont frappé le Japon).
« Avant la catastrophe, j’accordais une très grande importance à la technique, j’essayais de me démarquer par là. Après le tremblement de terre, j’ai eu beaucoup de temps libre. J’ai fréquenté les musées, j’ai eu le temps de réfléchir au type de céramiste que je voulais devenir. Je suis allée voir une exposition du peintre français Georges Rouault. En voyant la photo sur le ticket de l’expo, je me souviens d’être dit « qu’est-ce que c’est que ces dessins d’enfant? ». Mais en découvrant ses œuvres en vrai, j’ai été frappé par leur force. Il se dégageait une puissance de ses peintures. » C’est cette même puissance que Kenta Anzai s’efforce alors de chercher, et qu’il retrouve chez des artistes tels que Giacometti. C’est rai qu’il y a quelque chose de l’artiste suisse chez le céramiste japonais, notamment dans ses soliflores noirs filiformes. Une simplicité presque primaire, qu’on ne saurait situer dans un courant particulier tant elle s’inscrit plus dans l’espace que le temps. Une forme élégante, pure mais imparfaite, composée d’irrégularités, d’aspérités quasi organiques. Et ce noir profond qui boit la lumière.
[...]
« J’ai grandi dans un logement HLM vétuste jusqu’à mes 10 ans, je me souviens que je prenais mon bain sur le balcon à la tombée du jour, et qu’ensuite nous allions nous balader entre les immeubles sur le dos de ma mère. J’ai encore le souvenir de lumières qui passaient à travers les fenêtres le soir. Ma définition de la beauté vient de ces paysages de mon enfance, de ces lumières, de ces reflets dans le soir mourant. Cela m’a constitué. (...) J’aimerais retrouver cette lumière. »
Les œuvres de Anzai personnifient magnifiquement ces jeux d'ombre et de lumière, ces contrastes si omniprésents dans la culture japonaise. Il en deviendrait presque difficile de savoir si la lumière met en valeur ses pièces ou si ce sont ses œuvres qui viennent sculpter la lumière qui les entoure.
La lumière et le “ma”
Pour une fois, le ma est un concept japonais relativement facile à comprendre, du moins de prime abord. Le caractère qui correspond au ma est celui que l’on pourrait traduire en français par l’intervalle ou l’espace entre deux choses, le vide qui unit. Cet idéogramme représente un soleil entouré d’une porte. Wikipédia le définit comme le vide qui relie deux objets, mais il me semble important d’apporter une nuance. Le vide n’est pas ici synonyme du néant mais au contraire de la relation qui existe dans ce qui sépare deux objets.
Dans le théâtre Nô, le ma sera le silence qui permet de laisser la réplique porter. Dans la cérémonie du thé, ô combien essentielle dans l’esthétique Japonaise, la disposition des ustensiles et leur arrangement dans l’espace sont une autre dimension du ma. Dans l’ikebana, l’art de l’arrangement flora, « ce qui est produit, c’est la circulation de l’air, dont les fleurs, les feuilles, les branches (mots beaucoup trop botaniques) ne sont en somme que les parois, les couloirs, les chicanes, délicatement tracés selon l’idée d’une rareté… » (Roland Barthes, L’empire des signes). Les fleurs ne font ici que sculpter l’espace, le ma qui les entoure.
C’est évidemment cette idée-là que Tadao Ando développe dans l’extrait cité plus haut.
« La lumière confère une existence aux objets en reliant l’espace et la forme. Un rayon de lumière, isolé au sein du bâtiment, s’attarde sur la surface des objets et fait naître l’ombre en arrière-plan ».
Cette beauté que voyait Tanizuki dans l’ombre n’est-elle pas celle des rapports changeants qu’entretiennent la lumière et son absence? Cette matérialisation du ma? De ces subtilités et de ces changements peut également naître le yugen, cette beauté mystérieuse et ce charme subtil qui naissent de la grâce du non-dit, du suggéré.
Finalement, ces différentes dimensions de l’esthétique japonaise se rattachent à autant d’émotions que l’on peut ressentir en flânant dans un jardin japonais, en admirant un spectacle de geisha, en se perdant dans les vieilles rues de Kyoto à la tombée du jour ou dans la simplicité apparente d’un poème haiku dépouillé. Le visible et le suggéré, le brillant et le mat, les mots et le silence, le sucré et l’amer, la lumière et l’ombre… Tant de nuances, d’oppositions qui s’équilibrent. Et finalement dans ces contrastes se cache un peu de l’âme du Japon.
Conclusion
J’espère que ces quelques notions se rattachant à l’esthétique Japonaise vous feront mieux apprécier les jeux d’ombre et de lumière qui font l’essence même de la Grammaire du Design si chère à Taro Tanaka. J’espère également que vous comprendrez un peu mieux pourquoi le zaratsu n’est pas qu’une simple technique de polissage, héritée de machine Allemandes, mais un moyen de “sculpter la lumière” au travers de contrastes et de nuances afin d’exprimer cette sensibilité esthétique toute Japonaise. Alors vous porterez peut-être un regard différent sur ces créations.
L'esthétique Japonaise et la nature du temps
La nature fugace du temps qui s’écoule inexorablement, le flot constant du temps qui passe. Ou comment la culture Japonaise et le Bouddhisme se reflète parfaitement dans Grand Seiko et le Spring Drive.
Pour comprendre Grand Seiko, il faut s'imprégner du Japon et accepter d’enlever nos lunettes d’occidentaux pour essayer de regarder ces petits objets à travers le spectre de la culture Nippone. Et seulement à ce moment-là, on peut commencer à vraiment saisir l’essence de cette marque.
Donc aujourd’hui je vous propose de voyager à environ 9500km d’ici pour plonger dans la culture Japonaise et essayer d’en comprendre quelques bribes. C’est une culture riche et complexe, en perpétuelle évolution et je ne prétends absolument pas la connaître et la comprendre. Mais je vous propose d’essayer de nous pencher sur quelques facettes importantes de cette culture qui sont intimement liées et qui habitent totalement la production de Grand Seiko: celle de la contemplation de la nature, et celle du rapport qu’entretiennent les Japonais avec le temps, ce qui nous amènera, je l’espère, à mieux apprécier l’idée de “Nature of Time” incarné par le Spring Drive.
Mais avant de parler de la nature et du temps, il me semble important d’avoir quelques notions sur l’esthétique Japonaise...
L’esthétique Japonaise, à la croisée des religions et de la culture
Grand Seiko trouve ses racines dans la culture Nippone et il en découle une approche de l’horlogerie qui ne s’est pas construite sur les mêmes bases que l’horlogerie occidentale.
La grande différence culturelle que nous avons avec le Japon s’explique majoritairement par des différences de religion: là où les pays occidentaux sont majoritairement construits sur des bases judéo-chrétiennes, le Japon s’est construit une culture autour de deux religions: le shintoïsme, la religion propre au Japon, et le bouddhisme arrivé au Japon au Vème siécle.
La différence est de taille et tient une place centrale dans la compréhension des spécificités de la culture Japonaise, plus particulièrement dans ce qui nous intéresse aujourd’hui: l’esthétique.
La sensibilité esthétique Japonaise est profondément influencée par le bouddhisme et la notion de beau prend un sens différent de celui qu’il pourrait avoir dans une culture aux racines judéo-chrétiennes. Là où la culture chrétienne va valoriser la perfection et promettre le vie éternelle par l’accession au paradis, une culture basée sur le bouddhisme (et donc sur la réincarnation) va valoriser tout ce qui se rapporte à l’aspect éphémère de la vie et de ses perpétuels recommencements. Ainsi, tout ce qui a trait aux cycles de la vie et à cette immuable force qu’est le cours du temps revêt une importance toute particulière et transmet des émotions considérées plus profondes que celles générées par l’équilibre, la symétrie, la perfection, en un mot la beauté telle que nous la concevons en tant qu’occidentaux.
Le shintoïsme quant à lui est une religion animiste où chaque plante, rocher, rivière ou animal a une divinité qui réside en lui, ce qui place donc la nature au centre de la vie.
On comprend donc déjà rapidement au travers de ces quelques idées que les notions de temps et de nature sont au coeur de la culture et de l’esthétique Japonaises, et sont considérés toujours en mouvement.
Simplicité et évocation du temps qui passe sont à la base du concept de la beauté zen.
Quelques concepts esthétiques Japonais
Il existe de nombreux concepts propres à l’esthétique Japonaise, qui sont utilisés dans les arts mais aussi en architecture et dans de nombreuses autres facettes de la culture nippone.
Je vous propose d’en découvrir trois essentiels afin de mieux comprendre la sensibilité Japonaise.
Ces concepts n’ont pas d’équivalent en français, nous utiliserons donc leurs noms originaux.
Wabi Sabi
Ce concept tire son sens de deux notions complémentaires.
La première, wabi, est un processus interne de recherche de la beauté et de l’épanouissement à partir du manque.
La seconde, sabi, est la grâce trouvée dans le déclin et la décadence causés par le passage du temps.
Ensemble, ces notions forment un état d’acceptation de l’aspect éphémère de la condition terrestre, célébrant son caractère changeant et honorant chaque fissure et chaque marque tendrement laissée par l’usage et le temps.
Symbole d’une conscience esthétique mariée aux sentiments de sérénité et de perte, wabi sabi est parfaitement illustré dans la sublime simplicité des jardins japonais.
La beauté resplendit dans ce qui est fragile et imparfait.
Le wabi sabi implique également une forme d’austérité et de mélancolie mélangées.
Shibui
Un objet shibui exprime sa beauté en toute discrétion, il semble simple en apparence mais se révèle plus complexe et raffiné quand on s’en rapproche, que ce soit par des petits détails ou une texture qui s’équilibrent avec l'apparente simplicité. Il a été conçu avec cœur, à la main, il se bonifie avec l’âge et l’usage, sans souffrir de la mode. On ne se lasse pas des objets shibui, leur apparente simplicité révélant progressivement des nuances subtiles, qui continuent à évoluer au fil des années.
Les 7 caractéristiques de shibui:
Un objet shuibui est simple, implicite, modeste, naturel, c’est un objet de la vie de tous les jours, imparfait et silencieux.
Yugen
Cette notion est peut-être la plus compréhensible pour nous occidentaux. Ce terme pourrait être traduit par la beauté mystérieuse et le charme subtil.
Il ne s’agit pas de faire appel à l’imaginaire ni de décrire la réalité concrète, mais de percevoir le monde comme doté d’une profondeur implicite. C’est la grâce du non-dit, du suggéré et du secret.
En laissant le mystère et l’imagination se mêler, cette image véhicule plus d’émotions.
Les jeux d’ombres et de lumière peuvent également exprimer le yugen et créer une atmosphère particulière. Yugen pousse à regarder au-delà de ce qui est visible.
Le yugen peut aussi être rapproché du kanso, le fait de voir la beauté dans les choses épurées et sobres.
La nature et le temps
Les Japonais sont connus pour avoir une culture traditionnelle qui pousse à la contemplation, on s’en rend compte lorsqu’on visite des jardins, de temples ou des sanctuaires, mais également dans différentes facettes des arts Japonais traditionnels.
On peut mettre ça directement en lien avec la nature et l’environnement au Japon qui sont rudes, les tremblements de terre, les tsunami, les volcans etc. Face à l’impossibilité de dompter la nature qui les entoure, les Japonais ont développé dans leur culture cette dimension contemplative, soit de la nature à l’état sauvage, soit dans la reproduction de la nature dans une univers maitrisé.
Ce sont ces idées qui sont à l’origine des bonsai, une forme d’art qui consiste à exprimer les éléments de la nature et du temps qui passe au travers de la miniaturisation d’un arbre, les bonkei, qui s’en rapprochent mais où cette fois-ci on représente un paysage, ou l’ikebana, l’art traditionnel de l’arrangement floral.
Les jardins zen sont également un aspect important de la culture Japonaise, qui sont des représentations maîtrisées de la nature et qui poussent à la méditation par leur beauté austère, ainsi que par l’aspect solennel et la profondeur des sentiments qu’ils provoquent chez les Japonais. Le passage du temps est également important dans ces jardins qui sont conçus pour présenter des visages différents au cours des saisons.
On pourrait également citer hanami, cette grande fête printanière où des millions de Japonais se retrouvent dans les parcs pour manger et boire en observant les cerisiers en fleur. Hanami signifie littéralement «regarder les fleurs», mais on retrouve également le même type d'événement à l’automne pour observer la lune ou l’hiver pour observer la neige.
Et on se rend compte à nouveau au travers de ces exemples qu’il est presque impossible de dissocier la nature de l’idée du temps qui passe. Rien n’est figé et la nature ne s’apprécie que parce qu’elle est le reflet de l’essence évanescente même du temps.
En effet, au Japon les cerisiers sont particulièrement appréciés car aussitôt qu’ils sont en fleurs, un simple coup de vent suffit à faire s’envoler les pétales, soulignant la fragilité de la vie et le caractère immuable du temps qui passe…
Cette appréciation se voit également dans des choses plus subtiles. On peut prendre exemple sur les momiji, les érables du Japon qui rougissent en automne. Bien que leur couleur soit magnifique, on considère que le plus beau moment, c’est quand certaines feuilles sont encore vertes, ce qui souligne la notion que l’automne n’est pas un moment figé dans le temps, mais au contraire la transition entre l’été et l’hiver, et le vert de ces quelques branches inspire cette idée du temps qui passe.
Cette sensibilité pour le temps qui passe est aussi illustrée dans d’autres aspects de la vie de tous les jours au Japon. Les kimono, par exemple, arborent des motifs qui évoquent toujours la nature et la façon dont elle reflète le passage du temps. Cette idée est également le concept central derrière la cuisine kaiseki, la haute gastronomie Japonaise typique de Kyoto. Au travers du choix des produits, des techniques de cuisine, de la vaisselle et de la décoration, vous voyagerez au travers des saveurs, de la nature Japonaise et des saisons.
D’une manière plus subtile, cette notion du temps qui passe joue également un rôle central dans l’appréciation des mouvements et des gestes.
Cette sensibilité se retrouve dans la façon de marcher des Geisha ainsi que dans leur danses.
Elle joue aussi un rôle central dans la cérémonie du thé, dont les pratiquants estiment que le thé sera meilleur s’il est préparé avec grâce et élégance.
On retrouve cette idée aussi dans la calligraphie, où lorsque l’esprit se vide, la pureté du geste donne toute sa beauté à l’exercice.
Il ne sera donc pas étonnant de voir des horlogers Grand Seiko évoquer les mêmes idées, comme Yoshifusa Nakazawa du MAS, qui dit
Le Spring Drive, incarnation d’une sensibilité esthétique Japonaise
On retrouve donc toutes ces notions que nous avons évoquées depuis tout à l’heure, incarnées par le fameux mouvement Spring Drive et son aiguille qui glisse silencieusement sur le cadran, sans à coups.
L’idée a été illustré par Yuji Hamada pour le 55ème anniversaire de Grand Seiko et on la retrouve également dans différentes vidéos produites par la marque.
En jouant avec la lumière, Yuji Hamada exprime la façon dont le quartz 9F et le Spring Drive 9R incarnent deux illustration du temps qui passe: là où le 9F marque avec précision extrême chaque seconde, le Spring Drive glisse parfaitement sur le cadran, évoquant la nature même du temps.
Elle a ensuite été reprise dans différents spots publicitaires puis dans la fameuse exposition “Nature of Time” qui a voyagé partout dans le monde, de Tokyo à Milan.
Cette dernière vidéo me semble être la parfaite illustration du concept philosophique du Spring Drive.
Yoshifusa Nakazawa, maître horloger du Micro Artist Studio, disait également ceci au sujet du Spring Drive:
Le Spring Drive est donc un mouvement à part, que ce soit d’un point de vue technique, mais aussi car il évoque à lui seul toute la sensibilité Japonaise.
Nous avons évoqué des concepts qui incarnent une beauté Japonaise, une beauté épurée, subtile, mystérieuse, mélancolique, simple, imparfaite, asymétrique…
Et une des incarnation de ces idées est le “enso” ou le cercle zen. Loin du cercle des mathématiciens, dans le Zen, il représente à la fois l’univers et l’éveil spirituel.
Un grand sage Japonais, Maitre Sekito, a dit un jour “Même si le lieu de méditation est exigu, il renferme l'Univers”.
Et je pense que ces montres que nous apprécions tous autant, ces petits cercles, renferment également un univers, un univers passionnant et particulier, profondément infusé de cette sensibilité Japonaises.
Au final, porter un Spring Drive, c’est avoir un jardin zen au poignet, c’est l’évocation de la nature immuable du temps qui passe, c’est un peu de poésie et de philosophie, c’est une invitation à la méditation. En un mot avoir un Spring Drive au poignet, c’est emporter un peu de Japon avec soi.