Grand Seiko : sculpter la lumière
Je crois que la chose qui alimente le plus ma passion pour l'horlogerie et plus particulièrement Grand Seiko, c'est tout ce que cette passion m'apporte en dehors des montres en elles-même: des rencontres, des découvertes, et tout un tas de choses qui me seraient probablement restées étrangères, ou du moins que je n'aurais pas vues avec le même regard.
Donc une fois de plus, je vais vous parler de Grand Seiko mais sans vous parler de montres.
Si l'esthétique des GS a longtemps laissé de marbre une grande partie des amateurs occidentaux d'horlogerie, ce n'est pas un hasard. "C'est bien fait mais c'est trop froid pour moi", "c'est trop chirurgical, ça ne me parle pas", "c'est tellement parfait que c'en est austère", combien de fois ai-je pu lire ce genre d'avis?
Avec le recul, je me rends compte aujourd'hui que c'est totalement normal. En étant entouré de productions japonaises depuis tout petit (films, dessins animés, jeux vidéos, voitures, habits et autres objets du quotidiens en tous genres), je sentais bien qu'ils n'avaient pas les mêmes goûts que nous, occidentaux. Mais ça va beaucoup plus loin: ils n'ont tout simplement pas le même concept du beau et l'esthétisme Japonais est très loin du nôtre.
J'ai déjà effleuré la surface de cette question dans un des premiers articles de ce blog, mais j'aimerais ici revenir sur une des caractéristiques essentielles de l'esthétique japonaise: la lumière, ou plutôt l'ombre, elle qui à l'image des coups de burin du sculpteur sur le marbre vient sculpter la lumière.
Alors j’entends déjà les plus cartésiens d'entre vous argumenter "l'ombre n'est que l'absence de lumière, elle ne peut donc pas la sculpter". Bon, OK, c'est vrai. Mais l'ombre est un outil important qu'utilisent les designers et autres artistes Japonais pour mettre en valeur la lumière, et ce depuis très longtemps. Et puis merde, laissez moi profiter de mes envolées lyriques !
Je vous propose donc de voir au travers de différents exemples issus de la culture nippone comment l'ombre et la lumière sont au cœur de la sensibilité esthétique Japonaise et comment cela se traduit dans le style de Grand Seiko.
Eloge de l'ombre, Junichiro Tanizaki
Ouvrage d'un autre temps, ce court traité date d'une période marquée par l'occidentalisation du Japon au début du XXeme siècle. L'auteur y compare différents éléments d'architecture, des objets de la vie quotidienne, les matières employées etc, et met en évidence les différences entre les sensibilités esthétiques occidentale et japonaise, qui selon lui se ressentent le plus fortement dans l'usage de l'ombre. Là où la culture occidentale n'est que lumière, lustre et brillance, Tanizaki ressent plus d'émotion à observer les reflets discrets d'un bol en laque urushi dans une pièce obscure éclairée d'une simple bougie. À la blancheur pérenne de la faïence occidentale il préfère sa cabane - ombragée, vous l'aurez compris - au fond du jardin (ce passage sur les lieux d'aisance étant d'ailleurs particulièrement cocasse et exquis).
Il est intéressant de voir le choc culturel qu'a apporté l'électricité au Japon et il est facile de comprendre comment Tanizaki, issu d'une famille aisée très traditionnelle de Tokyo, a pu être perturbé par la transformation radicale du Japon de l’ère Meiji. Cela nous permet à la fois de discerner ce sens de l'esthétique plus traditionnel et ancestral dont a hérité l'auteur, mais aussi de voir que cette sensibilité n'a cessé d'évoluer depuis un siècle, entre autres avec l'influence de l'occident.
Au travers des exemples donnés par l'auteur, le lecteur peut mieux apprécier certains concepts anciens comme le sabi, tout en constatant un certain côté désuet de la sensibilité de Tanizaki s'il repense aux néons du Shinjuku de nos jours ou aux toilettes japonaises futuristes.
Mais pour autant, ce ne sont pas les exemples modernes qui manquent pour mettre en lumière cette sensibilité esthétique japonaise dont il est question depuis le début. Et s'il est un cliché éculé sur le Japon, c'est bien celui du fameux "contraste entre tradition et modernité". Décidément tout n'est que contraste et nuances… Un contraste cette fois-ci culturel qui marque les occidentaux mais qui fait partie intégrante de la vie quotidienne au Japon ! Mais on s'éloigne du sujet…
Voyons comment l'ombre et la lumière se retrouvent dans différents aspects de la culture Japonaise moderne. Que dirait Tanizaki s'il était encore de ce monde ?
Lumière, ombre et forme : Tadao Ando et la maison Koshino
Je ne vais pas essayer de me faire passer pour un connaisseur en matière d’architecture, mais parmi le peu de choses que je connais à ce sujet, il y a la sensibilité particulière de l’architecte Japonais mondialement connu Tadao Ando pour l’ombre et la lumière.
Je vous propose donc un extrait de son livre “La maison Koshino”
“La lumière confère une existence aux objets en reliant l’espace et la forme. Un rayon de lumière, isolé au sein du bâtiment, s’attarde sur la surface des objets et fait naître l’ombre en arrière-plan. Avec le passage du temps et la succession des saisons, l’intensité de la lumière varie, et dans son silage les caractéristiques des objets. Simultanément, la lumière, isolée et happée par les objets, est ainsi objectivée et prend forme. La position de tous les objets est définie par leur relation les uns par rapport aux autres. Au moment où l’on fixe une relation mouvante de ce type, l’ensemble des relations est ainsi déterminé. À la frontière entre la lumière, fulgurante dans son rayonnement comme dans son extinction, et l’obscurité, un objet s’articule et prend forme. [...]
Dans l’architecture japonaise, les liens entre les différents espaces et les motifs compilés nés de la lumière étaient très importants. Par le biais de la lumière changeant au fil du temps, une architecture porteuse d’une relation de réciprocité entre ses parties se constituait. C’est en arrière-plan de cette évolution que se dégage la conception particulière de la pensée orientale zen, selon laquelle “l’espace n’est que néant, ce quelque chose qui apparaît à la frontière où les objets disparaissent”. De même, dans l’architecture japonaise, le pavillon de thé est un univers réduit au minimum qui témoigne de cette frontière, dans ses dimensions comme dans son expression. Une personne assise et méditant peut y ressentir une sensation d’espace illimité, par l’interaction de la lumière et de l’obscurité.”
De manière très intéressante, Tadao Ando en vient à parler de la façon dont la culture occidentale est venue influencer la culture Japonaise, en s’inscrivant donc dans la lignée directe de l’ouvrage de Tanizaki. Voici ce que dit l’architecte à ce sujet:
“L’imbrication entre Orient et Occident, que je retrouve en moi, témoigne de la structure de la culture japonaise. Le Japon a crée une culture originale en important et en intégrant des éléments d’autres pays. Cependant, de nos jours, notre spécificité est en train de disparaître. Je pense que le temps est venu de porter un nouveau regard sur la culture japonaise traditionnelle tout en permettant son interaction avec la culture occidentale. Le Japon contemporain a perdu, selon moi, deux valeurs importantes : le richesse dont l’ombre est porteuse et le sens de la profondeur. L’ombre ayant disparu de la conscience, les délicats motifs nés de l’ombre et de la lumière, tout comme les résonances de l’espace appartiennent à un passé révolu. Entièrement éclairés de manière homogène, les objets et les formes sont emprisonnés dans une relation unitaire. Il me paraît donc nécessaire de revenir à la richesse que nous offre l’espace.”
Un extrait plus long est disponible ici si le sujet vous intéresse: http://www.articule.net/2019/11/26/lumiere-ombre-et-forme/
Tadao Ando rejoint donc très clairement l’avis de Tanizaki et les deux auteurs déplorent, chacun à leur époque, une lumière omniprésente et homogène qui casse les nuances et subtilités des clairs obscures Japonais.
On peut également noter que Tadao Ando cite tout de suite le pavillon de thé lorsqu’il parle de l’architecture Japonaise. En effet, la cérémonie du thé et tout ce qui gravite autour sont considérés comme centraux dans la construction de l’esthétique Japonaise. Tanizaki parle d’ailleurs longuement du tokonoma, cette petite alcôve surélevée typique de l’architecture Japonaise où l’hôte peut mettre en avant de la calligraphie, de l’ikebana (arrangement floral) ou autres objets d’art. Jouant un rôle très important dans la cérémonie du thé, Tanizaki voit dans ce détail architectural et artistique la quintessence même de l’esthétique Japonaise.
Kenta Anzai : sculpter la lumière
Je l’avoue sans peine, le titre grandiose de cet article a été pompé d’un autre article tiré de l’excellent magazine Tempura que je ne peux que vous conseiller si la culture japonaise vous intéresse. Ce très bon article dresse le portrait de l’un des céramistes japonais les plus en vogue: Kenta Anzai.
Ce jeune artiste du nord du Japon travaille de manière très intéressante, en mêlant un peu de laque urushi à son argile qui prend donc une couleur noire. Il travaille ensuite longuement la texture de ses céramique afin de leur donner une sorte de patine subtile et élégante. On peut y voir une évocation du temps qui passe, concept central de l’esthétique japonaise héritée du bouddhisme que l’on retrouve dans le fameux wabi sabi.
« Au fond de l’atelier, il entrepose les pièces qu’il vient de finaliser et qui attendent d’être exposées. Vases, soliflores, coupes à sake, amphores… Des formes simplest aux courbes élégantes. Mais ce qui distingue sans doute le style de l’artiste de Koriyama, c’est ce polissage noir, fruit de plusieurs années de recherche et tentatives. Après la cuisson, l’artiste applique une couche d’argile noire, qu’il fait adhérer à la pièce avec de l’urushi, la laque traditionnelle qui lui sert de colle. Puis il laisse sécher la pièce et la polit avec du papier de verre. Il répète ce processus 8 à 10 fois. Ce qui fait qu’entre la cuisson et le résultat final, il peut s’écouler deux mois.
[...]
Nombreux sont les artistes qui revendiquent un avant et un après 11 Mars 2011 (séisme et raz de marée qui ont frappé le Japon).
« Avant la catastrophe, j’accordais une très grande importance à la technique, j’essayais de me démarquer par là. Après le tremblement de terre, j’ai eu beaucoup de temps libre. J’ai fréquenté les musées, j’ai eu le temps de réfléchir au type de céramiste que je voulais devenir. Je suis allée voir une exposition du peintre français Georges Rouault. En voyant la photo sur le ticket de l’expo, je me souviens d’être dit « qu’est-ce que c’est que ces dessins d’enfant? ». Mais en découvrant ses œuvres en vrai, j’ai été frappé par leur force. Il se dégageait une puissance de ses peintures. » C’est cette même puissance que Kenta Anzai s’efforce alors de chercher, et qu’il retrouve chez des artistes tels que Giacometti. C’est rai qu’il y a quelque chose de l’artiste suisse chez le céramiste japonais, notamment dans ses soliflores noirs filiformes. Une simplicité presque primaire, qu’on ne saurait situer dans un courant particulier tant elle s’inscrit plus dans l’espace que le temps. Une forme élégante, pure mais imparfaite, composée d’irrégularités, d’aspérités quasi organiques. Et ce noir profond qui boit la lumière.
[...]
« J’ai grandi dans un logement HLM vétuste jusqu’à mes 10 ans, je me souviens que je prenais mon bain sur le balcon à la tombée du jour, et qu’ensuite nous allions nous balader entre les immeubles sur le dos de ma mère. J’ai encore le souvenir de lumières qui passaient à travers les fenêtres le soir. Ma définition de la beauté vient de ces paysages de mon enfance, de ces lumières, de ces reflets dans le soir mourant. Cela m’a constitué. (...) J’aimerais retrouver cette lumière. »
Les œuvres de Anzai personnifient magnifiquement ces jeux d'ombre et de lumière, ces contrastes si omniprésents dans la culture japonaise. Il en deviendrait presque difficile de savoir si la lumière met en valeur ses pièces ou si ce sont ses œuvres qui viennent sculpter la lumière qui les entoure.
La lumière et le “ma”
Pour une fois, le ma est un concept japonais relativement facile à comprendre, du moins de prime abord. Le caractère qui correspond au ma est celui que l’on pourrait traduire en français par l’intervalle ou l’espace entre deux choses, le vide qui unit. Cet idéogramme représente un soleil entouré d’une porte. Wikipédia le définit comme le vide qui relie deux objets, mais il me semble important d’apporter une nuance. Le vide n’est pas ici synonyme du néant mais au contraire de la relation qui existe dans ce qui sépare deux objets.
Dans le théâtre Nô, le ma sera le silence qui permet de laisser la réplique porter. Dans la cérémonie du thé, ô combien essentielle dans l’esthétique Japonaise, la disposition des ustensiles et leur arrangement dans l’espace sont une autre dimension du ma. Dans l’ikebana, l’art de l’arrangement flora, « ce qui est produit, c’est la circulation de l’air, dont les fleurs, les feuilles, les branches (mots beaucoup trop botaniques) ne sont en somme que les parois, les couloirs, les chicanes, délicatement tracés selon l’idée d’une rareté… » (Roland Barthes, L’empire des signes). Les fleurs ne font ici que sculpter l’espace, le ma qui les entoure.
C’est évidemment cette idée-là que Tadao Ando développe dans l’extrait cité plus haut.
« La lumière confère une existence aux objets en reliant l’espace et la forme. Un rayon de lumière, isolé au sein du bâtiment, s’attarde sur la surface des objets et fait naître l’ombre en arrière-plan ».
Cette beauté que voyait Tanizuki dans l’ombre n’est-elle pas celle des rapports changeants qu’entretiennent la lumière et son absence? Cette matérialisation du ma? De ces subtilités et de ces changements peut également naître le yugen, cette beauté mystérieuse et ce charme subtil qui naissent de la grâce du non-dit, du suggéré.
Finalement, ces différentes dimensions de l’esthétique japonaise se rattachent à autant d’émotions que l’on peut ressentir en flânant dans un jardin japonais, en admirant un spectacle de geisha, en se perdant dans les vieilles rues de Kyoto à la tombée du jour ou dans la simplicité apparente d’un poème haiku dépouillé. Le visible et le suggéré, le brillant et le mat, les mots et le silence, le sucré et l’amer, la lumière et l’ombre… Tant de nuances, d’oppositions qui s’équilibrent. Et finalement dans ces contrastes se cache un peu de l’âme du Japon.
Conclusion
J’espère que ces quelques notions se rattachant à l’esthétique Japonaise vous feront mieux apprécier les jeux d’ombre et de lumière qui font l’essence même de la Grammaire du Design si chère à Taro Tanaka. J’espère également que vous comprendrez un peu mieux pourquoi le zaratsu n’est pas qu’une simple technique de polissage, héritée de machine Allemandes, mais un moyen de “sculpter la lumière” au travers de contrastes et de nuances afin d’exprimer cette sensibilité esthétique toute Japonaise. Alors vous porterez peut-être un regard différent sur ces créations.