La vraie histoire de la Tuna
En 1965, Seiko sort sa première vraie plongeuse, la mythique 62MAS. Seulement 10 ans plus tard sort la Tuna, autre montre mythique de l’histoire de la marque mais également une des meilleures, si ce n’est LA meilleure plongeuse au monde. Il n’aura fallu que 10 petites années pour passer d’une première tentative élémentaire, un balbutiement, à une prouesse de technicité où la fonction détermine la forme. 10 ans pour créer la plongeuse ultime.
Pour Seiko, la Tuna n’est pas simplement une plongeuse professionnelle, mais l’aboutissement d’une quête débutée au début des années 60: la quête de l’étanchéité.
Le but de cet article est double. Il est évidemment de vous raconter la naissance et l’histoire de la Tuna, mais également de replacer cette histoire dans un contexte plus large qui est celui de la quête de l’étanchéité par Seiko afin de mieux se rendre compte du chemin parcouru en une quinzaine d’années. Cette recherche s’inscrit de manière plus large dans cette ambition qui a été le moteur de Seiko dans cette décennie fabuleuse et qui tient en quelques mots, ceux de Shoji Hattori: rattraper et dépasser la Suisse !
Je vous propose donc de voir comment Seiko a évolué sur l’étanchéité des montres entre ses premiers modèles “waterproof” au début des années 60, puis de vous attarder sur la création et le développement de la Tuna avant de répondre à cette question: peut-on dire qu’avec ses plongeuses, Seiko a rattrapé et dépassé la Suisse?
Les premières montres étanches
Au début des années 60, Seiko sort timidement certains modèles étanches. En effet, le Japon est un pays très humide, la culture des bains publics y est toujours très ancrée et les activités aquatiques commencent petit à petit à se populariser. L’étanchéité est donc un gage de qualité pour des montres faites pour durer dans le temps. Mais jusqu’à présente, l’étanchéité fait réellement défaut aux productions de la marque.
Au début des années 60, Seiko commence à produire des montres comme la Dolphin dont le fond de boîte précise qu’elle est “water protected”, sans autre forme d’explication, puis des montres étanches à 30m estampillées Seahorse. Viennent ensuite les Silverwave, d’abord Seikomatic étanches à 50m puis Sportsmatic étanches à 30. Certains les considèrent d’ailleurs comme les premières plongeuses de la marque, malgré une étanchéité annoncée assez faible et peu de caractéristiques en commun avec ce qu’on attend d’une plongeuse de nos jours.
On voit donc que l’étanchéité est améliorée par rapport à ce qui se faisait avant, mais elle reste vraiment très basique avec seulement quelques dizaines de mètres. Le problème est en fait assez simple et vient de l’unité de mesure utilisée.
Comme cela a été expliqué dans un article précédent, Seiko utilisait alors la ligne comme unité de mesure au lieu du millimètre, une vieille unité française qui remonte au Moyen-Age ! La ligne étant moins précise que le millimètre, cela aboutissait à des tolérances très larges dans la fabrication des pièces et dans leur ajustement, rendant une réelle étanchéité quasi impossible.
Taro Tanaka décida d’imposer le millimètre comme unité de mesure, que ce soit aux designers comme aux sous-traitants qui fabriquaient les boitiers et les cadrans, ce qui permis l’arrivée chez Seiko des premières montres réellement étanches, parmi lesquelles on peut compter les fameuses Sportsmatic 5 par exemple.
Entre Novembre 1965 et Mars 1966, Seiko lance une campagne de communication axée sur les montres étanches en exposant leurs montres immergées dans des aquariums. Cette campagne aura un fort impact sur la vision qu’ont les gens de ces produits puisque jusqu’alors, les montres étaient vues comme des produits fragiles et sensibles à l’humidité.
Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à ce moment-là, Taro Tanaka dû mettre au point des outils pour les boutiques afin de tester l’étanchéité des montres, mais également pour les ouvrir et fermer sans soucis. En effet, à cette époque les marques étaient uniquement des manufactures et le service après-vente était assuré par les distributeurs, la marque ayant simplement pour rôle de fournir le matériel adéquat et les pièces aux boutiques qui distribuaient leurs montres. Donc pour vendre des montres étanches, il fallait que les boutiques aient l’équipement nécessaire et c’est à Taro Tanaka que fut donnée cette tache.
C’est donc en 1965 que Seiko sort sa première vraie plongeuse, la fameuse 62MAS. Bien qu’aujourd’hui elle a acquis le statut de légende, ça n’est pas une montre particulièrement appréciée par son créateur Taro Tanaka. En effet, il raconte dans le livre de Ryugo Sadao « The birth of Seiko professional diver’s watch » que cette montre a été conçue en vitesse ‘sur un coin de table’, en seulement un mois. Les équipes de Seiko voulaient une vraie plongeuse pour les JO de Tokyo en Octobre 1964 mais la 62MAS ne fut malheureusement pas prête à temps pour cet évènement. Son design relativement simple était très inspiré des skin divers que l’on retrouvait alors en Suisse, le bracelet était fait par Tropic et l’étanchéité à 150m était une vraie amélioration sans être exceptionnelle. Malgré tout, cette montre équipa de nombreux explorateurs et scientifiques, entre autres pour des missions en antarctique. Comme quoi même en faisant les choses à la va-vite, Taro Tanaka arrive à pondre des petites merveilles !
Peu de temps après, Seiko sort une nouvelle plongeuse, la 6215-7000. Cette fois-ci, on sent bien que Taro Tanaka a planché sur cette montre et lui a donné sa propre signature, qui deviendra d’ailleurs un classique du design des plongeuses pour Seiko. Bien que le calibre soit proche de la 62MAS, le reste de la montre est un très gros cran au-dessus: boitier monobloc, verre hardlex, étanchéité à 300m, bracelet maison, lunette unidirectionnelle avec clic etc.
Cette référence mythique ne fera finalement pas long feu. Bien que le calibre 62 soit un excellent mouvement automatique (qu’on retrouvera même dans les 62GS, signe d’une grande qualité), il est rapidement éclipsé par le calibre 61, un autre mouvement automatique mais cette fois-ci Hi Beat (36,000 alternances par heure). C’est donc la 6159-7000 qui remplace la 6215 en 1968. Malgré un design très proche de celui de la 6215, la 6159 évolue encore légèrement pour devenir LA plongeuse ultime de Seiko et celle qui aurait pu faire la fierté de son créateur Taro Tanaka.
Une montre inutilisable
Quelle ne fut pas la surprise quand en 1968, la direction de Seiko reçoit une lettre de plainte d’un client mécontent de sa 6159, la qualifiant de montre inutilisable ! Taro Tanaka, piqué dans sa fierté, lit la lettre en question et apprend qu’elle a été rédigée par un plongeur professionnel dont la montre a explosé lors de la décompression de son caisson hyperbare. Ne comprenant pas très bien les enjeux et le problème, Taro Tanaka propose à l’homme en question,, Hiroshi Oshima, de venir le rencontrer au siège de l’entreprise à Tokyo et de lui expliquer en détail les soucis rencontrés. Ce dernier accepte et son entretient avec le designer aura un impact énorme.
En effet, le plongeur explique à Tanaka qu’il fait de la plongée en saturation, mais ce dernier ne sait pas ce dont il s’agit. Il lui explique donc.
Afin de pouvoir plonger à de grandes profondeurs et d’y rester longtemps, il existe un système de caisson dans lequel deux plongeurs s’enferment pour descendre très profond, dans ce cas précis à 350m sous la surface. Mais à cette profondeur, la pression de l’eau est immense et les temps de décompression pour remonter sont interminables (plusieurs jours voire semaines). La cabine est donc pressurisée avec un mélange d’hélium afin que les corps des plongeurs s’habituent à une pression identique que celle qu’exerce l’eau par 350m de profondeur. Ils peuvent donc ainsi librement sortir faire leurs travaux sous-marins (soudure et autres travaux lourds) puis retourner dans le caisson sans soucis. Après plusieurs jours voire semaines de travail, le caisson remonte lentement vers la surface afin de respecter les paliers de décompression. Et c’est justement là que le soucis est arrivé…
Lors de la remonté, la montre a tout simplement explosé, d’où la plainte du plongeur qualifiant cet outil de montre inutilisable !
Le problème venait de l’hélium. Lorsque la cabine est pressurisée, l’hélium se faufile partout, y compris dans la montre. Mais quand la cabine remonte et se dépressurise, l’hélium n’arrive plus à sortir suffisamment vite, la pression augmente dans la montre jusqu’à ce que le verre vole et que toutes les pièces de la montre soient satellisées !
Taro Tanaka n’ayant pas connaissance de ce monde si particulier, il demande au plongeur s’il accepterait de l’amener sur son lieu de travail et de lui montrer la réalité du terrain afin de créer un produit qui répond réellement aux besoins des plongeurs professionnels.
À la rencontre des pro
Taro Tanaka se rend au port de Kure, le plus grand port et chantier naval du Japon (connu pour être le lieu de fabrication du cuirassé le Yamato lors de la Seconde Guerre Mondiale) et embarque sur un petit bateau à moteur pour se rendre au large. Alors qu’il ne savait pas vraiment vers quoi il se dirigeait - surement un gros bateau pensait-il - il n’en cru pas ses yeux quand il vit se détacher à l’horizon la silhouette d’une plateforme pétrolière monumentale.
Il passa plusieurs jours là bas en présence de Tatsuro Akabane, un autre designer responsable de la conception du boitier. Là ils ont pu se rendre compte de la réalité du travail de ces hommes, des contraintes auxquels ils étaient exposés et surtout des besoins auxquels leurs montres, outils alors indispensables, devaient répondre.
C’est comme ça qu’ils se sont par exemple rendu compte que les caissons de plongée étaient très petits, au point de ne pas pouvoir s’y tenir debout ou même y marcher, mais que deux personnes devaient y tenir pendant plusieurs jours ou semaines. Ils ont également découvert le travail qui était confié à ces hommes, les outils qu’ils utilisaient, leur équipement, les combinaisons étanches sous lesquelles les plongeurs gardaient un pull pour supporter le froid des profondeurs, mais aussi les attentes qu’ils avaient pour leurs montres.
Voici la liste des problèmes et observations relevés par Taro Tanaka suite à ces observations et aux entretient avec les plongeurs:
Au sujet du mouvement
En raison des travaux de soudure, la montre doit résister au magnétisme
Il est vital de savoir à tout moment si la montre fonctionne ou non
Les plongeurs portent leur montre même sur la terre ferme afin de s’assurer de leur bon fonctionnement
Au sujet de la lisibilité
Les plongeurs vérifient le temps qui s’est écoulé très fréquemment au cours des plongées
Compte tenu de l’obscurité des grands fonds, il est indispensable de pouvoir lire l’heure même dans le noir
Au sujet du boitier
Les plongeurs se retrouvent souvent emmêlés dans des cables ou des tuyaux que ce soit au fond de l’eau ou dans leur petit caisson
Compte tenu du peu d’espace dans le caisson, si deux personnes s’y trouvent, des bords saillants ou pointus sur une montre peuvent s’avérer dangereux
Comme les plongeurs n’arrêtent pas de se cogner partout, surtout dans l’espace réduit du caisson, les montres se retrouvent vite couvertes de rayures
Les montres ont souvent des problèmes lors de la décompression
Si la montre tombe, la plupart du temps la couronne va se casser ou le verre se briser, rendant la montre inutilisable
Lors de divers travaux d’entretiens, il n’est pas rare que les montres des plongeurs se retrouvent couvertes d’huile qui s’immisce partout, rendant le nettoyage compliqué voir impossible
Les habits des plongeurs s’usent vite à cause des frottements sur les crans des lunettes
Au sujet du bracelet
Compte tenu du froid de l’eau au fond (proche de 0°C), le bracelet en plastique se raidit et casse très facilement par la suite
Même lorsque le bracelet est très serrée, une fois au fond de l’eau la pression que celle-ci exerce sur le corps et la combinaison du plongeur font que la montre devient trop large au poignet et bouge
Au sujet de l’apparence générale de la montre
Les plongeurs souhaitent avoir des montres qu’ils peuvent porter en toute circonstances, même lorsqu’ils sont dans des réceptions à l’étranger, sans en avoir honte
Voici donc en gros le cahier des charges que devra respecter cette nouvelle plongeuse, au-delà évidemment d’une étanchéité supérieure à 350m, avec en plus une solution au problème de l’hélium.
Pour ce qui est du mouvement, aucune raison de changer une équipe qui gagne, la nouvelle montre sera donc équipée du 6159B. Il s’agit du meilleur calibre automatique du groupe avec une vraie fiabilité testée et éprouvée. Ce mouvement est très proche de celui qu’on retrouve dans les 61GS, avec un grade chronométrique un échelon en-dessous de ce qui se fait chez Grand Seiko (équivalent donc au COSC, mais testé en interne). C’est en fait une évolution du 6159A de la 6159-7000, avec tout de même beaucoup d’améliorations à presque tous les niveaux du mouvement, du barillet à l’échappement en passant par tout le système de tige de remontoir. Ce mouvement répond à tous les besoins en terme de résistance aux chocs, aux vibrations et propose un couple suffisant pour mouvoir les aiguilles massives dessinées pour l’occasion. Pour le magnétisme, une plaque de fer doux est glissée entre le mouvement et le fond de boite, protégeant donc le calibre de manière efficace.
Pour ce qui est de la lisibilité, le cadran est noir mat avec des index paints en blancs et recouverts d’une nouvelle peinture luminescente pour laquelle Taro Tanaka a travaillé directement avec Nemoto&Co Ltd, l’entreprise qui créera par la suite le Luminova. Son souhait était d’avoir une peinture non radioactive, totalement blanche et la plus luminescente possible. Les index sont ronds pour un maximum de luminescence (plus efficace que des index carrés) et l’index de midi est triangulaire pour repérer directement l’orientation du cadran. Les aiguilles bénéficient d’une finition très fine donnant des couleurs irisées selon la lumière pour maximiser la lisibilité et l’aiguille des minutes, la plus importante pour les plongeurs, voit sa taille drastiquement augmenter. En effet, c’était un choix des plongeurs eux-mêmes que cette aiguille soit celle qui saute le plus aux yeux puisque lorsqu’ils plongent, ils n’ont pas besoin de savoir l’heure mais uniquement le temps écoulé.
Pour ce qui est du boitier en lui-même, Taro Tanaka s’inspira des balanes, ces petits crustacées marins qui se fixent partout et dont la carène (ou « coquille ») les protège des assauts des vagues. Il décida donc de créer cette protection extérieure qui devrait abriter la lunette et la couronne, et il proposa de la fixer par 4 vis qui devraient permettre aux plongeurs de facilement la démonter pour totalement nettoyer la montre. La forme légèrement conique permettant d’éviter que des cables s’enroulent autour de la montre, les designers optent également pour des bords bien arrondis afin d’éviter que la montre s’accroche où que ce soit ou n’abime ce qu’elle pourrait heurter. Une simple découpe entre 12h et 3h puis entre 6h et 9h expose suffisamment la lunette pour pouvoir la tourner tout en la protégeant idéalement de manipulation involontaire et en préservant les habits des plongeurs. En choisissant un verre plat, cela leur permet de placer celui-ci légèrement en-dessous de la lunette pour le protéger des rayures. Il fallait également trouver une solution avec un revêtement interne pour empêcher que le verre ne se couvre de buée lors des chocs de température, ce qui fut fait. Enfin, le choix d’un boitier en titane (une première pour une plongeuse) pouvait garantir plus de légèreté et une résistance à la corrosion accrue et la protection externe du boitier fut pulvérisée d’un composé de céramique à très haute température afin de le rendre très résistant aux rayures.
Pour l’étanchéité, un énorme travail dû être fait pour la fixation du verre et de la couronne. Ikuo Tokunaga proposa l’utilisation d’un nouveau matériau pour les joints d’étanchéité et l’équipe de designers décida d’utiliser le joint en L développé pour les Seiko 5 Sports. Ce joint très efficace allié au nouveau matériau et au design complexe du boitier monobloc permis de créer une montre parfaitement étanche à l’hélium, rendant l’idée même d’une valve à helium totalement caduque. Du plus, le système de fixation du verre est intégré d’un bloc au boitier en lui-même, venant sécuriser le verre en cas d’intrusion d’hélium et de surpression interne.
Tokunaga proposa également d’utiliser un type de polyuréthane pour le bracelet, le rendant moins sensible à la température que le PVC utilisé jusqu’à présent. C’était une première pour un bracelet de montre. Taro Tanaka s’inspira de sa passion pour les vieux appareils photos, et plus particulièrement des soufflets qu’on pouvait retrouver sur de vieux objectifs, pour créer un bracelet qui s’adapte automatiquement à la taille de poignet du plongeur. Bien que ces bracelets à « vaguelette » soient monnaie courante aujourd’hui, on doit ce design ingénieux à Taro Tanaka.
Les équipes de Seiko ont travaillé sans relâche avec de nombreux plongeurs et photographes sous-marins afin d’améliorer progressivement le design, de tester les prototypes en conditions réelles et d’apporter des modifications afin d’obtenir un produit répondant parfaitement à leurs attentes.
Pourquoi 600m ?
On pourrait se poser cette question légitime. Pourquoi avoir proposé une plongeuse étanche à 600m et pas 500 ou 700?
Un élément de réponse apparaît dans un article de The Horological International Correspondance (vol.24 no.281) dédié au développement de la Golden Tuna, où l’auteur explique qu’à cette époque, le record de plongée en saturation était détenue par la Comex pour une plongée à 501m (alors que le travail habituel se situe entre 100 et 300m en général). Il semble donc évident que, compte tenu du travail de recherche mené par les équipes de Seiko, cette information fut utilisée afin de produire la plongeuse ultime, capable d’aller plus loin que là où les meilleurs peuvent aller !
Depuis, le record est passé à 701m pour une plongée en saturation (en 1992).
On pourrait peut-être y voir aussi une rivalité avec deux autres plongeuses professionnelles, la fameuse Omega Ploprof, elle aussi originellement étanche à 600m ou la Rolex Sea Dweller étanche à 610m. On voit donc bien qu’à cette période, 600m semble être la norme pour les plongeuses professionnelles.
« Ce truc noir…c’est pas une montre »
Après que Taro Tanaka ait travaillé d’arrache pied avec des plongeurs professionnels et des photographes sous-marins pour la conception et le test des prototypes, avec ses équipes de designers et les équipes de Suwa Seikosha pour la production, il présente enfin la montre aux dirigeants de Seiko Watch Corporation, mais leur réaction n’était pas ce qu’attendait Tanaka… « Mais ce truc noir…c’est pas une montre ! »
Mais Taro Tanaka ne se démonte pas et répond à ses supérieurs que c’est une montre née des plaintes de la part de professionnels et que la recherche technique menée a eu pour seul et unique but de répondre à leurs besoins et créer l’outil ultime.
La réponse qui lui fut donnée pourrait paraître tout aussi étrange et laisse sous entendre un doute quant à l’éventuel succès de la montre… « C’est une montre assez particulière, mais mettons-la quand même sur le marché, au pire ça fera parler de nous ».
Une reconnaissance immédiate
Malgré le scepticisme des dirigeants de Seiko (peut-on leur en vouloir?), la montre alors surnommée « le visage noir des abysses » rencontre immédiatement un franc succès auprès des plongeurs professionnels, mais aussi de toute personne souhaitant posséder une montre d’une résistance absolue, que ce soit pour des activités aquatiques ou autres.
Il serait logique de se dire que le nombre de personnes ayant besoin de ce genre de produit est très réduit et que la demande ne sera pas délirante. À cette époque, on estime qu’il n’y avait que 200 plongeurs en saturation au Japon et 4000 dans le monde. La demande semble donc bien faible, surtout si on déduit les 600 plongeurs professionnels de la Comex alors en partenariat avec Rolex !
Et pourtant, toujours d’après cet article de The Horological International Correspondance de 1983, Seiko a vendu 5000 Grandfather Tuna au Japon et 2500 dans le reste du monde, soit un total de 7500 montres en un peu moins de 3 ans ! Ce qui semble assez conséquent compte tenu des généreux 50mm de diamètre pour 16mm d’épaisseur du bestiau !
Lorsqu’ils sortent la Golden Tuna 3 ans après, c’est cette fois-ci 4200 montres qui sont vendues au Japon et 4925 dans le reste du monde, soit un total de 9125 montres. Les chiffres réels sont sûrement bien supérieurs pour cette dernière puisqu’elle fut distribuée jusqu’en 1986, date à laquelle elle fut remplacée par un modèle étanche à 1000m, et que les chiffres cités ici datent de 1983. En 8 années de production, le total de Tuna vendues (Hi Beat et quartz) s’élève donc à 16625 unités soit plus de 2078 montres par an ou environ 5 Tuna vendues chaque jour dans le monde, malgré une demande qui pouvait sembler bien faible au début, montrant que ce modèle extrême satisfaisait aussi bien les plongeurs en saturation que tous les autres clients à la recherche d’une montre d’une robustesse indiscutable ! On la retrouvera d’ailleurs même au poignet de Roger Moore dans James Bond et dans Les loups de haute mer.
Autre preuve de la réussite ce de design, il me semble utile de rappeler que malgré les évolutions qu’a subit la fameuse Tuna depuis 1975 (matériaux, mouvements etc), le concept de base et le design global de la montre sont restés les mêmes depuis 1975. Cela fait donc 46 ans que la dynastie des Tuna règne sur les plongeuses de Seiko de manière ininterrompue, faisant de cette famille de montres un des succès indiscutables de la marque et la gamme de montres ayant été distribuée de manière continue pendant le plus longtemps pour Seiko.
La Tuna en conditions réelles
Durant toute la phase de R&D, les équipes de Seiko ont continué à travailler avec beaucoup de professionnels et à échanger sur les différents choix, les changements possibles, l’utilisation des prototypes en conditions réelles, l’esthétique de la montre etc.
On peut noter l’implication de Hiroshi Oshima, le plongeur ayant écrit la lettre de plainte en 1968, ainsi que son collègue Isao Hansako qui ont utilisé les prototypes dès les premières phases de développement. Akira Tateishi du Underwater Modeling Center, éditeur du mensuel japonais “Marine Diving” et photographe sous-marin, fut impliqué dans le développement des prototypes ainsi que lors des débuts de la production de masse, mêlant ses connaissances du monde sous-marin avec sa formation initiale en design industriel obtenu quelques années avant Taro Tanaka dans la même université. Les plongeurs professionnels et autres spécialistes de ce domaine ont donc été des acteurs essentiels non seulement dans l’établissement du cahier des charges, mais également lors des phases de développement des prototypes; Mais l’évolution des techniques d’exploration sous-marine ont permis à Seiko d’aller plus loin encore.
À l’hiver 1982, Seiko décide de tester sa Golden Tuna (la seconde version de la Tuna, à quartz, sortie en 1978) par 300m de profondeur en saturation avec l’aide de la Jamstec (Japan Agency for Marine-Earth Science and Technology) afin de tester en conditions réelles la manipulation de la couronne, la résistance aux changements brusque de pression ou encore les variations de pression à l’intérieur de la montre. Lors de ce test, la Tuna est comparée à d’autres modèles Suisses équivalents et la Tuna est la seule à ne pas voir sa pression interne varier, validant ainsi le concept de la montre de manière purement expérimentale, ce qui vint confirmer le nom qu’elle portait au Japon de meilleure montre de plongée au monde.
L’année suivante, au mois de Mai 1983 et forte de son succès quelques mois auparavant, Seiko mène son premier test en eaux profondes pour la Tuna. Bien qu’étanche à « seulement » 600m, Seiko voulait savoir si la montre pouvait résister à la limite qu’ils s’étaient fixés de 1000m. Bien que cette profondeur ne peut pas être atteinte par des humains, ils voulaient savoir jusqu’où pouvait descendre la montre. Elle fut donc attachée au bras robotisé du Shinkai 2000, un sous-marin d’exploration habité pouvant plonger jusqu’à 2000m et inauguré deux ans plus tôt.
Deux montres tirées de la production standard ont donc été testées pendant plusieurs heures et sur deux jours dans une eau à 3°C. Ce genre de test dynamique, dans une eau glaciale par 1000m de profondeur et de manière prolongée n’est évidemment pas possible en laboratoire, mais les deux montres testées ne montrèrent pas le moins soucis de fonctionnement, de précision, d’étanchéité ou d’apparence, descendant jusqu’à 1062m !
Pour information, les numéros de séries de ces deux montres sont 130229 et 140375. Si jamais vous tombez par hasard dessus, là c’est le jackpot !
En 1986, 3 années après ce test réussi par plus de 1000m de profondeur, Seiko sort la nouvelle version de la Golden Tuna, cette fois-ci étanche à 1000m. Aucune montre produite par Seiko depuis n’a dépassé cette limite puisque selon Seiko, cela ne ferait pas sens de créer une montre qui descendrait plus profond que là où n’importe quel plongeur pourrait aller.
Mais tout de même, les tests ont continué à se faire et le 6 Septembre 2014, Seiko et la Jamstec ont prouvé que les Tuna professionnelles pouvaient descendre sans soucis à plus de 3000m sous la surface sans le moindre problème, la version quartz d’arrêtant à 3284m et la version automatique à 4299 m. Cet arrêt est dû à la pression du verre sur les aiguilles, mais les montres étaient encore visiblement toujours étanches à ces profondeurs abyssales ! Il aurait été intéressant de savoir à quelle profondeur on pouvait observer de la casse, mais ces infos ou images n’ont évidemment pas été dévoilées par la marque.
Pour la petite histoire, j’ai eu le plaisir de partager cette vidéo avec un horloger spécialiste des tests d’usure et de résistance (tests tribologiques) et de vieillissement. Il a tellement apprécié ces images qu’il les a intégrées au cours qu’il donne dans une école d’horlogerie de Genève. Bientôt tous les horlogers Suisses connaîtront les prouesse de la légendaire Tuna !
Il se raconte que les plongeuses Seiko sont testées pour résister à trois fois la profondeur annoncée et on voit ici que c’est bien le cas avec les Tuna 1000m !
L’évolution de la Tuna: vraie ou fausse Tuna?
Ce design si particulier et unique ainsi que le succès de ce modèle ont amené Seiko à décliner ce style en de nombreuses montres. On retrouve ainsi la première génération en Hi Beat, très vite remplacée par la version à quartz, puis des versions kinetic, ana-digi (analogique et digital à la fois), puis automatique et Spring Drive. Ce design rentré dans le panthéon de Seiko sera repris dans les années 2010 pour tout un ensemble de plongeuses et autres montres robustes - mais pas « professionnelles » - dont voici quelques exemples.
Ces plongeuses loisir aux capacités d’étanchéité standard (200m) reprennent le look de la Tuna avec son fameux « shroud », mais est-ce qu’on peut vraiment encore parler de Tuna…
Alors certes, ce surnom lui vient de sa ressemblance esthétique avec une boite de thon - je suis d’ailleurs persuadé que Taro Tanaka est sûrement outré par ce vulgaire surnom ! - mais est-ce que ces montres font vraiment sens face aux plongeuses professionnelles d’origine?
La Tuna a été conçue en réponse à des besoins très spécifiques comme nous l’avons vu. Son shroud lui permet d’être facilement nettoyée de la graisse et de l’huile que les plongeurs professionnels utilisent souvent lors de l’entretient de leur matériel, la forme permet de protéger la couronne et la lunette sans abimer les vêtements ou être prise dans les cables, tuyaux etc. Mais surtout, la Tuna d’origine avait un boitier monobloc dont la construction et les joints spécifiques permettaient une réelle étanchéité à l’hélium, ceci étant le point le plus important de cette montre. Au-delà d’une étanchéité à l’eau impressionnante, c’est surtout cette étanchéité à l’hélium qui rendait la Tuna si unique, la rendant apte à la plongée en saturation. Du coup, est-ce que les autres versions étanches à 200 ou 300m mais pas à l’hélium ne seraient pas que des ersatz, des versions diluées de la « vraie » Tuna? Est-ce que mettre un shroud sur n’importe quelle plongeuse en fait une Tuna?
Je pense que la réponse à cette question est très personnelle et dépendra de la vision de chacun. Personnellement j’ai décidé de commencer ma collection de Tuna avec un modèle 1000m monobloc et étanche à l’hélium parce que c’est pour moi l’essence même de ce modèle, mais je sais déjà que de nombreux autres modèles ne répondant pas à ce cahier des charges rejoindront mon poignet dès que possible ! Et puis comme nous l’avons vu un peu plus haut, ces Tunas répondent finalement aux besoins de nombreuses personnes qui ne sont pas pour autant des plongeurs en saturation mais qui ont plaisir à porter une montre hyper robuste, un morceau de l’histoire de Seiko ou juste une tocante qu’ils trouvent sympa à leur poignet ! Et comme le disait un grand homme, « au fond, c’qui compte c’est l’plaisir » !
Rattraper et dépasser la Suisse: mission accomplie?
Ce slogan que l’on doit à Shoji Hattori, ancien PDG du groupe Seiko, a été le fil conducteur de tous les efforts de Seiko dans les années 60, et les succès furent nombreux.
On peut ainsi dire objectivement qu’ils ont rattrapé et dépassé la Suisse dans de nombreux domaines: dans la chronométrie sportive avec les JO de 1964 puis les Asian Games, dans les concours de chronométrie avec les fameux concours de Neuchâtel et Genève où les Japonais ont excellé de manière historique, dans la course à la commercialisation du premier chronographe automatique, dans la course à la commercialisation de la première montre à quartz, et j’en passe. Mais peut-on en dire autant au sujet des plongeuses?
Je pense avant tout qu’il faut préciser cette question: peut-on en dire autant au sujet des plongeuses professionnelles ? En effet, il ne serait pas très cohérent de comparer la Tuna à une plongeuse standard, faite pour résister à 200m de profondeur et qui ne se pose pas la question de l’hélium. Je pense que dans le domaine des plongeuses professionnelles, la Tuna peut être comparée à la Rolex Sea Dweller, aux Oméga Seamaster Professional et Ploprof ou encore la Doxa Sub 300T Conquistador, des montres qui ont été pensées et/ou utilisées pour un usage professionnel, mais surtout pensées pour la plongée en saturation. Mais ces montres mythiques partagent presque toutes la même stratégie: elles utilisent toutes une valve à hélium. La montre laisse donc rentrer l’hélium puis, par l’utilisation de cette valve, la laisse s’échapper lors de la décompression. Les équipes de Seiko avaient une vision différent du problème de l’hélium: l’utilisation d’une valve à hélium implique un risque potentiel de défaillance supplémentaire de la montre, c’est pourquoi ils ont opté pour une solution plus complexe mais ô combien plus cohérente: tout simplement ne pas laisser l’hélium pénétrer dans la montre ! A noter que seule la Ploprof 600m n’utilise pas non plus de valve à hélium. Bien que toutes les autres plongeuses Suisses citées précédemment soient des montres mythiques et passionnantes également, cette histoire d’hélium place, à mon humble avis, la Tuna sur la première marche des meilleures plongeuses au monde !
Mais voyons me direz vous, il existe de nombreuses plongeuses étanches à plus de 1000m !! Comment peut-on dire qu’il n’y a pas mieux que la Tuna alors que d’autres montres peuvent aller plus profond?
Cette question est légitime évidemment. Mais il faut se poser la question de l’utilité de telles montres. En effet, une montre n’a d’utilité qu’au bras d’une personne. Or, comme cela a été précisé plus haut, le record de profondeur pour un humain est de 701m en plongée en saturation. A partir de là, pourquoi construire une montre étanche à 2000, 5000 ou 10000m ? Pour la prouesse? Oui, certes… C’est donc plus de la communication que de l’horlogerie, non? Ensuite, ces montres sont-elles étanches à l’hélium comme l’est la Tuna? Sont-elles portables et utilisables au quotidien (oui, c’est toi que je regarde Rolex Deepsea Challenge) ? Comment ces montres sont-elles testées et résistent-elles vraiment aux profondeurs annoncées? Tester une montre dans une machine qui simule une certaine pression, c’est autre chose que de mettre la-dite montre dans une eau proche de 0 degrés pendant plusieurs jours au bout d’un bras robotisé !
Bref, lorsque l’on prend en considération tous ces aspects et les tests comparatifs menés par Seiko avec des plongeuses Suisses, je pense personnellement que la Tuna est la meilleure plongeuse qui existe et il sera difficile de me faire changer d’avis !
Conclusion
La Tuna se distingue avant tout par un look unique. Un look que j’ai mis beaucoup de temps à apprécier d’ailleurs. Mais quand on creuse un peu plus, on s’aperçoit qu’elle incarne la quête de l’étanchéité qui va au-delà des plongeuses et nous ramène aux Seiko 5, aux Silverwave et à cette évolution folle qu’a vécu Seiko dans les années 60. Elle incarne le dévouement des équipes de Seiko qui en seulement 10 ans est passé d’une simple plongeuse basique faite en vitesse sur un coin de table à la meilleure plongeuse au monde. C’est dingue de se dire que 15 ans avant la Tuna, aucune Seiko n’était étanche !! Elle incarne également le kaizen, ce processus d’amélioration continue tirée du bouddhisme, signifiant par extension « analyser pour rendre meilleur ». Elle incarne également le génie de Taro Tanaka, à mon sens le plus grand designer horloger au monde ! Elle incarne aussi ce fameux slogan de Shoji Hattori, « Rattraper et dépasser la Suisse ».
Pour moi cette montre est un condensé de l’ADN de Seiko, une montre attachante, une montre sans concession et tout simplement une des montres les plus mythiques de l’histoire de Seiko !
Sources:
Ryugo Sadao « The birth of Seiko Professional Diver’s Watches »
The Horological International Correspondance n°281
The Horological International Correspondance n°441
https://museum.seiko.co.jp/en/seiko_history/milestone/milestone_08/