Le nouveau tourbillon Grand Seiko: une crise d'identité ?
Grand Seiko a fait un buzz considérable dans le petit milieu de l’horlogerie en annonçant il y a quelques jours la sortie d’un mouvement d’exception, le T0. Comme toujours, nous avons eu droit à de nombreux types de réactions allant de l’excitation au scepticisme. Certains y voient la quête de la précision de GS, d’autres y voient un changement de philosophie. Mais la réaction que j’ai trouvé la plus intéressante de par sa pertinence et son élégance est celle de Richard Lee pour l’excellent site Watches by SJX, où il soulève la question d’une éventuelle crise d’identité chez Grand Seiko.
Je vous propose donc de revenir sur cette nouvelle qui n’a laissé personne indifférent afin d’essayer de se questionner sur cette éventuelle crise d’identité de Grand Seiko.
C’est quoi ce calibre T0 ?
La chose la plus importante à noter, c’est qu’il s’agit d’un concept. Ce mouvement n’est pas amené à être emboîté et commercialisé en l’état. C’est un exercice de style. Mais à l’image du monde automobile et de ses concept-cars, il est évident que ce mouvement va influencer les futures productions de la marque au lion.
Mais ce qui fait sa spécificité et soulève tant de réactions, c’est que ce mouvement est un tourbillon à force constante. Quézako?
L’énergie qui fait fonctionner une montre mécanique est emmagasinée dans le ressort de barillet de la montre, celui qui se tend lorsque l’on remonte le mouvement. Lorsqu’il est remonté au maximum, il délivre un couple important, mais au fur et à mesure qu’il se détend, le couple diminue. L’échappement ne fonctionne donc pas de la même manière au moment où le ressort est remonté au maximum (T0) ou après un jour ou deux (T24 ou T48).
Le système dit “à force constante” permet de gommer ces différences de couple et de délivrer toujours la même force à l’échappement, ce qui permet d'accroître la précision de la montre, qui reste la même à T0 ou à T24 ou T48. C’est d’ailleurs, d'après Fumio Tanaka (dont je vous reparlerai très rapidement), probablement une des raisons derrière ce nom: le mouvement reste précis comme si c’était toujours T0.
Au-delà de l’aspect très technique de ce mouvement, ce qui compte c’est qu’en laboratoire, ce mouvement tourne avec une dérive maximale de 0,5 secondes par jour, ce qui est excellent pour un mouvement mécanique.
Si on regarde un petit peu les explications de Grand Seiko sur ce calibre, on apprend qu’il est basé sur le fameux 9S pour ce qui est du barillet et du train de rouage, mais il faut bien évidemment voir que tout a été repensé et refait, le 9S n’étant qu’un point de départ. Il s’inspire aussi des calibre 89ST des chronographes développés par Seiko pour les JO de Tokyo ainsi que du calibre 45 qu’on retrouve dans les 45GS, 45GS VFA et dans la mythique Seiko Astronomical Observatory Chronometer., semble-t-il principalement pour le système de stop-seconde.
En plus de certaines lointaines inspiration historiques, ce mouvement a été développé en parallèle avec le nouveau mouvement Hi Beat sorti plus tôt cette année, le 9SA5. Même si de prime abord il ne semble pas y avoir beaucoup de points communs, il semblerait que la transmission d’énergie ainsi que le développement d’un spiral fixe associé à un balancier à inertie variable soient les deux grands points communs entre ces mouvements.
Certains n’ont d’ailleurs pas manqué de rappeler que ce n’est pas le premier tourbillon du groupe Seiko puisqu’il y a eu le fameux tourbillon Credor Fugaku ainsi que quelques autres déclinaisons un peu plus sobres, toujours chez Credor. Mais il n’existe aucun lien entre ce tourbillon et le T0 dont il est question aujourd’hui.
Bon, la technique c’est bien, c’est beau, mais ça barbe une grande partie des gens et ça ne suffit pas à répondre à notre question.
Il reste à mon sens un point essentiel, à coté duquel beaucoup de personnes sont passées: qui est le concepteur de ce mouvement?
Takuma Kawauchiya, le père du T0
Il n’est pas dans l’habitude de Seiko (et des entreprises Japonaises en général) de mettre en avant des individus. Après tout, le Japon n’a pas la culture de l’individualisme mais bien au contraire de l’appartenance et de l’intégration à un groupe. Il existe d’ailleurs un dicton Japonais qui dit “Le clou qui dépasse appelle le marteau”. Je crois que l’image est plutôt claire…
On voit donc très peu de grands noms dans l’histoire de Seiko qui soit mis en avant par la marque. On connait tous évidemment Kintaro Hattori, le fondateur, ainsi que le grand designer Taro Tanaka, voir éventuellement l’ingénieur de talent Ikuo Tokunaga. Mais même ces deux derniers sont assez rarement mis en avant par la marque elle-même. Peu nombreux sont ceux qui savent qui est à l’origine du calibre 3180 de la première Grand Seiko ou du calibre automatique 9S sorti en 1998.
Mais depuis l’ouverture de la marque au marché international, celle-ci met d’avantage en lumière les individus derrière les montres, une façon subtile d’adapter leur communication aux occidentaux. C’est le cas particulièrement avec la série de portraits “Toki no Waza” où on découvre l’artiste laqueur Isshu Tamura, l’émailleur Mitsuru Yokosawa ou l’horloger du Micro Artist Studio Yoshifusa Nakazawa. (
https://www.seikowatches.com/global-en/special/tokinowaza/ )
Et alors que le génial Akira Ohira n’a jamais été mis en avant pour son fabuleux travail de conception pour le calibre 9S, la lumière est faite ici sur un jeune horloger de la section recherche et développement de Seiko Watch Corporation, le talentueux Takuma Kawauchiya. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes...
Il faut savoir que majoritairement, le groupe Seiko forme ses horlogers en interne. En effet, ils disposent de centres de formation et favorisent les jeunes des régions où se situent leurs manufactures pour venir grossir leurs rangs. Il est extrêmement rare que Seiko embauche des horlogers formés ailleurs. Ainsi, ils s’assurent que leurs horlogers répondent à leurs exigences mais surtout qu’ils aient la même approche de l’horlogerie, la même philosophie. C’est le cas de tous les grands horlogers de Credor et Grand Seiko aujourd’hui tout comme c’était le cas d’Akira Ohira, le père des mouvements GS modernes.
Mais ça n’est pas le cas de Kawauchiya san.
Après une formation d’ingénieur au très réputé Tokyo Institue of Techniology, il a étudié au Tokyo Watch Technicum, une école administrée par Rolex Japon et qui propose la formation WOSTEP, une des plus réputées au monde (dispensée également en France, en Suisse etc).
Kawauchiya a rejoint la section R&D de Seiko Watch Corp en 2010 dès l’obtention de son diplôme, et il a commencé à réfléchir à la possibilité d’un tel mouvement dès 2012. Et c’est seulement après 7 ans de développement que le T0 a été officiellement annoncé, ce qui montre que Seiko travaille sur de tels mouvements depuis longtemps, bien avant le fameux virage de 2017 qui a signé l’ouverture sur le marché global.
Cela montre bien la volonté de Seiko, depuis déjà au moins 10 ans, d’élargir ses horizons et de puiser dans le vivier de compétences en dehors de leur giron, et les fruits de cette volonté commencent à se voir.
Il s’agit là d’un point crucial pour comprendre pourquoi ce mouvement ne ressemble pas à un mouvement Seiko ou Grand Seiko. En effet ce jeune ingénieur et horloger de talent, spécialiste de la conception de mouvements, n’a pas été façonné par le moule de Seiko.
Alors, crise d’identité ou pas?
Il y a globalement deux visions qui s’affrontent:
D’un côté ceux qui voient, au travers de ce calibre impressionnant, la quête permanente de précision qui anime Grand Seiko depuis 60 ans.
De l’autre côté, ceux qui estiment qu’un tourbillon s’éloigne de la philosophie de Grand Seiko, qui est de faire des montres simples, fiables, précises et belles.
Et je dois dire que je comprends les deux arguments.
Mais je rejoins plus l’avis des seconds.
Seiko dans son histoire a toujours cherché à développer des montres mécaniques d’une grande précision en revenant aux basiques et en poussant tout à la perfection. Ils ont ainsi développé leurs propres alliages, ils ont utilisé des technologies de pointe pour la fabrication des pièces, pour limiter les frottements, pour optimiser chaque partie du mouvement, ce qui a donné naissance à des mouvements de légende comme les 4580VFA ou 618xVFA. Ils ont travaillé d’arrache-pied pendant des années pour les concours de chronométrie en Suisse en développant dans mouvements de concours qui ont marqué l’histoire de ces compétitions.
L’approche qui consiste à développer un tourbillon à force constante ne s’inscrit pas, à mon sens, dans la tradition horlogère de Grand Seiko, ce qui comme nous l’avons vu, n’est pas étonnant compte tenu du concepteur de ce mouvement.
Un tourbillon, c’est toujours quelque chose d’impressionnant car c’est à la fois très technique et très visuel. Mais c’est un mécanisme qui a été conçu pour les montres de poche et dont le principe même est de camoufler les défauts de l’échappement à ancre. Un tourbillon est toujours une pièce impressionnante, faite pour exhiber un certain savoir-faire, c’est de l’art horloger mais ça n’est pas de la chronométrie au sens noble du terme. Et c’est ce qui me dérange le plus avec ce T0.
Grand Seiko a une philosophie, une approche de la chronométrie bien spécifique, basée sur des années d’expérience un tourbillon à force constante, bien qu’il soit exceptionnel de technicité, de finitions et de précision, ne s’inscrit pas dans cette lignée. C’est un changement de paradigme radical pour Grand Seiko.
Par contrei, l’art et l’horlogerie se marient à merveille au sein de la marque Credor, qui a su intelligemment se réinventer. Ce type de mouvement aurait toute sa place au sein de cette belle marque. Mais le problème, c’est qu’il s’agit d’une marque réservée quasi-exclusivement au marché Japonais, marché déjà conquis et convaincu du savoir-faire de Seiko.
Comme tout concept, ce mouvement T0 a pour but de mettre en avant un savoir-faire et aussi (surtout?) la dynamique qui habite la section R&D de Seiko Watch Corp. Il a pour but de véhiculer un message et ce message est clairement destiné à tous les amateurs d’horlogerie en dehors du Japon. Et pour cela, il n’était pas possible d’utiliser un autre canal que Grand Seiko, LA marque haut de gamme du groupe en dehors du Japon. Compte tenu de la segmentation actuelle des gammes et marques de Seiko, il n’était pas possible de faire apparaître ce mouvement sous un autre nom sans brouiller d’avantage les lignes.
Je ne pousserai pas les choses jusqu’à dire que ça ait été fait par dépit, au contraire, mais ça force Grand Seiko a faire un grand écart assez périlleux entre son entrée de gamme avec le quartz 9F et le haut du panier avec les modéles qui suivront la sortie de ce concept. De là à penser que Grand Seiko va se segmenter en deux, avec d’un coté les classiques 9F, 9S et 9R, et de l’autre les 9SA, 9RA et autre Masterpieces (avec probablement bientôt un tourbillon), il n’y a qu’un pas…
Conclusion
Comme cela a déjà été évoqué plusieurs fois, Grand Seiko a entamé un virage essentiel dans son histoire en devenant le fer de lance du groupe dans sa conquête de l’occident et de la Chine, et la bataille dans laquelle ils se sont engagé est avant tout une bataille d’image et de communication.
Et en ce sens, le T0 est une réussite qui montre à la fois la volonté de Grand Seiko de s’installer définitivement dans le secteur haut de gamme et “Haute Horlogerie”, c’est également un message clair sur la dynamique de la marque en terme d’innovation et de R&D, tout en mettant en lumière le savoir-faire du groupe. C’est une communication juste et intelligente, qui laisse en plus entrevoir ce sur quoi la marque va se développer dans l’avenir. Mais c’est également une réponse claire à la question de la crise d’identité: il n’y a aucune crise, mais bel et bien une nouvelle identité fermement et fièrement mise en avant.
Plus que jamais ce 60ème anniversaire est une renaissance et un nouveau départ pour la marque, mais qui ne se fait pas sans une vraie (r)évolution radicale de l’ADN même de la marque...