Seikosha Tensoku: la montre des Tokkotai
J’ai écrit cet article en Octobre 2017 pour le site Les Rhabilleurs, où il est toujours disponible: https://www.lesrhabilleurs.com/2017/10/seiko-seikosha-tensoku-tokkotai/
Je le partage ici également car un des objectifs de ce site est de regrouper tous mes écrits en un seul et même lieu.
Un contexte historique et culturel très particulier
«Le devoir est plus lourd qu’une montagne ; la mort est plus légère qu’une plume.»
Fin octobre 1944.
Le fameux Yukio Seki est mort en héros en envoyant son Mitsubishi Zero contre le pont d’un porte-avion Américain. Il était à la tête du tout premier groupement d’attaque spéciale (ou tokkotai), l’unité Shikishima. Les Américains sont aux portes du Japon et l’état-major Nippon sait que les Philippines sont un point stratégique essentiel à tenir. L’unité Shikishima, composée de trois kamikaze et de deux escortes, parvient à couler le St Lo, porte-avion Américain stationné dans le Golfe de Leyte. La solution contre l’ennemi Américain semble toute trouvée. Si un ou deux avions suffisent à couler un tel bâtiment, ils estiment que le sacrifice de trois-cents pilotes devrait pouvoir mettre un terme à la guerre du Pacifique.
Yukio Seki, jeune pilote émérite de seulement 23 ans, est immédiatement érigé au rang de héros national, fils de l’Empire offrant sa vie pour sa patrie.
Isao Matsuo a lui aussi 23 ans. Comme Yukio Seki, il a été choisi pour sacrifier sa vie pour l’Empereur en précipitant son chasseur sur un bâtiment Américain. Voici la lettre qu’il a rédigé pour sa famille, quelques heures avant son ultime décollage le 29 Novembre 1944.
Chers parents,
Vous pouvez me féliciter. On m’a offert la chance d’avoir une mort superbe. Aujourd’hui est mon dernier jour. Le destin de notre patrie dépend de cette bataille décisive dans les mers du Sud où je vais tomber, tels les pétales d’un cerisier radieux.
Je vais être le bouclier de Sa Majesté, mourir d’une belle mort avec mon chef d’escadrille et mes amis. Combien j’aurais aimé être né sept fois, pour frapper l’ennemi à chaque fois !
Comme j’apprécie d’avoir la chance de mourir comme un homme ! Je vous suis profondément reconnaissant, à vous qui m’avez élevé, m’entourant de vos prières constantes et de tout votre amour. Et je suis aussi reconnaissant envers mon chef d’escadrille et tous mes supérieurs, qui se sont occupés de moi comme si j’étais leur propre fils et qui m’ont entraîné avec tant de soin.
Merci, mes parents, pour ces 23 années pendant lesquelles vous vous êtes occupés de moi et m’avez guidé. J’espère que ce que je vais faire maintenant pourra repayer au moins en petite partie ce que vous avez fait pour moi. Pensez du bien de moi, et sachez que votre Isao est mort pour notre pays. C’est mon dernier souhait. Il n’y a rien d’autre que je désire.
Mon esprit reviendra vers vous. J’attends avec impatience votre visite au sanctuaire Yasukuni. Prenez bien soin de vous.
Combien est glorieuse l’unité Giretsu des forces d’attaque spéciales, dont les bombardiers Suisei vont fondre sur l’ennemi ! Notre but est de plonger sur les porte-avions ennemis. Des cameramen sont venus faire des prises de vues. Il est possible que vous nous voyiez au cinéma, pendant les actualités.
Nous sommes seize guerriers aux commandes de bombardiers. Que notre mort soit soudaine et propre, comme un cristal qui se brise.
Ecrit à Manille, la veille de notre mission.
Isao
La lecture de ces lignes terrifiantes et de l’histoire du héros Yukio Seki confirment l’idée que l’on se fait généralement des kamikazes: un groupe de soldats volontaires pour sacrifier leur vie dans un ultime acte de bravoure.
Et pourtant, comme souvent, la vérité est beaucoup plus nuancé que cela…
Kamikaze ou Tokkotai ?
Kamikaze signifie «Vent des Dieux» et fait référence à plusieurs éléments de l’histoire et de la culture Japonaise, principalement aux deux tempêtes qui coulèrent les troupes de Kublai Khan, petit-fils de Gengis Khan, lors des tentatives d’invasions Mongoles en 1274 et 1281. Ces deux tempêtes devinrent symbole de la protection divine contre l’envahisseur.
Aujourd’hui, les Japonais parlent plutôt de Tokkotai, d’unité d’attaque spéciale, le terme de kamikaze n’ayant pas la même connotation que chez nous.
La première «attaque spéciale» de l’armée Japonaise a eu lieu pendant la bataille de Shanghai en 1932. Des soldats se sont fait sauter avec une bombe en territoire ennemi mais il s’avère que cette mission n’était pas sensée être une mission suicide et que les soldats en question ont perdu la vie simplement à cause d’une mèche trop courte…
Cet incident ainsi que quelques autres (comme les sous-mariniers de Pearl Harbour) furent repris par la propagande Japonaise afin de faire de ces morts des héros prêts à sacrifier leurs jeunes vies pour la patrie. Les notions d’honneur et de fidélité étant des préceptes fondamentaux du bushido, le voie du guerrier à laquelle répondaient les samuraï, de tels actes étaient perçus par la population comme le sacrifice ultime d’honorables guerriers fidèles à l’Empereur.
Lors de la Seconde Guerre Mondiale, plusieurs cas d’avions touchés par l’ennemi et préférant périr en emportant avec eux un maximum de victimes ont été recensés mais il ne s’agissait pas de mission suicide à proprement parler, mais plutôt de mourrir de la manière la plus «efficace» possible.
Or, lorsque le vice-amiral Takijiro Onishi forme l’unité Shikishima pour la bataille de Leyte en Octobre 44, leur mission est claire: trois chasseurs ont pour mission de se jeter sur le St Lo, porte-avion Américain situé au large des Philippines. Les pilotes désignés savent qu’ils décollent pour la dernière fois et sont envoyés avec pour seule mission de mourir.
Mais encore une fois, la propagande Japonaise a voulu faire croire à la population qu’il s’agissait d’un acte de bravoure et que les futurs héros étaient fiers d’être élus par l’Empereur comme leur divin bouclier. Yukio Seki fut bien à la tête du premier tokkotai mais son commandement ne lui avait en fait pas laissé le choix…
Entre propagande glorieuse et sombre réalité
L’histoire de Yukio Seki a été reprise immédiatement par la propagande Japonaise qui l’a tourné en héros fier d’offrir sa vie à l’Empereur. Or, d’autres sources affirment aujourd’hui qu’il aurait été désigné de force pour tenir ce rôle et qu’il se serait exclamé, au moment de décoller une dernière fois:
« L’avenir du Japon est bien morne s’il est obligé de tuer l’un de ses meilleurs pilotes. Je ne fais pas cette mission pour l’Empereur ou l’Empire… Je le fais car j’en ai reçu l’ordre ! »
De la même manière, les derniers mots posés sur papier des pilotes appelés étaient systématiquement contrôlés par la propagande qui leur fournissait des modèles à suivre et desquels ils ne devaient pas s’éloigner. La lettre d’Isao Matsuo citée plus haut en est un exemple parfait et ces mots n’étaient malheureusement pas les siens…
Qui étaient réellement ces jeunes recrues ?
Comme nous l’avons dit, la première unité Tokkotai était dirigée par le Lieutenant Yukio Seki, un des meilleurs pilotes de l’armée Japonaise. Il semblerait que l’état major ait décidé d’envoyer certains gradés dans ces missions afin qu’ils servent d’exemples et ne soient pas accusés d’envoyer les nouvelles recrues dans des missions suicide alors que les dirigeants restaient à l’abri.
Cette technique des «attaques spéciales» devait être un cas isolé, utilisé pour défendre les Philippines et stopper le progrès des Américains. Mais les Japonais ayant été mis en déroute, l’état major décide de généraliser l’utilisation des Tokkotai, sentant rapidement qu’ils ne pourraient reprendre le dessus sur les Américains. Bien que cela ne soit pas présenté de la sorte aux populations et aux armés, le but est maintenant de faire peur à l’ennemi, d’empêcher un débarquement et d’aboutir à une armistice en affichant clairement leur détermination extrême. Rapidement, les attaques suicide se multiplient et les pilotes sont désignés par leur commandement.
Après quelques «exemples» comme Yukio Seki, ce sont finalement les pilotes les moins habiles qui sont envoyés de préférence pour se jeter contre les navires Américains. Les pilotes les plus habiles servent eux à escorter les condamnés. Puis ce sont rapidement des étudiants qui sont appelés sous les drapeaux.
Les étudiants en sciences, en médecine ou en agriculture restent dans les universités et les étudiants en art, en lettres ou proches des mouvements de gauche rejoignent l’armé de terre ou la marine, où ils sont sommairement formés aux manoeuvres aériennes. Là où un soldat Japonais recevait 600h de formation au début de la guerre, les étudiants mobilisés dès 1945 n’ont plus droit qu’à 3 jours de formation, parfois devant mimer les manoeuvres assis dans des boites en bois et tenant un manche à balais à cause du manque d’avions…
La majorité d’entre eux ne verra jamais un bâtiment ennemi puisque la plupart de ces jeunes hommes mourront avant d’atteindre leur cible, victime de problèmes techniques ou de leur incompétence à la navigation. On estime qu’environ 15% des avions se désintégraient en l’air à l’époque où ceux-ci ne sont plus assemblés que par d’autres étudiants.
Tout ceci explique qu’à l’été 1945, seul 8% des pilotes atteignent leur cible, 92% sacrifiant leur vie en vain.
Très peu de pilotes de l’armée ou de la marine Japonaise ont survécu. La totalité d’entre eux était sensée embarquer pour une ultime attaque le 8 août 1945, attaque regroupant les dernières forces des armés Japonaises pour se jeter contre l’ennemi, car être fait prisonnier était une honte suprême. Cette décision fut prise par l’état-major Japonais sans en informer les pilotes, qui ignoraient qu’ils étaient convoqués pour une ultime attaque qui signerait la fin de l’aviation Japonaise
Mais le 6 août 1945, la bombe atomique explose au-dessus d’Hiroshima et cette dernière attaque désespérée n’aura jamais lieu.
Nombreux sont les pilotes qui ont déserté, d’autres ont attendu leur démobilisation pour se fondre dans la foule, avec souvent le regret du survivant et le souvenir des amis s’envolant une dernière fois. Mais assez paradoxalement, c’est la bombe nucléaire qui arracha ces hommes de leur funeste destin. Dans les mois difficiles qui suivirent la fin de la guerre, il n’était pas rare que d’anciens militaires soient pris à partie dans la rue puis passés à tabac par des habitants ayant tout perdu dans la guerre et cherchant à rediriger leur colère vers ceux qui leurs semblaient être fautifs…
Le 15 Août 1945, partout dans le pays les gens se sont prosternés et ont pleuré lorsqu’ils ont entendu pour la première fois la voix de l’Empereur Hiroito à la radio, annonçant la défaite du Japon et la reddition inconditionnelle aux Américains.
Les montres de ces pilotes : Venons en aux faits
On sait assez peu de choses sur les montres que portaient les pilotes de l’armée Japonaise.
Ce que l’on sait, c’est que ces montres n’étaient pas des montres de dotation mais devaient être achetées à l’armée qui se fournissait chez Seikosha, pour qui elles portaient le nom de Type 19. Il s’agissait plus souvent de cadeaux des proches des pilotes, fiers de l’honneur que ces jeunes pilotes apportent à leurs familles.
Seikosha fournit pour les pilotes principalement des horloges qui équipent les cockpits des avions, des montres bracelet et plus rarement des chronographes. On peut noter que les horloges des cockpits et les montres bracelet partageaient le même mouvement basique.
Finalement, la plupart des pilotes portaient l’horloge de leur cockpit autour de leur cou, tenue par un morceau de toile de parachute, ce qui est confirmé par nombre de photos d’époque.
Les montres bracelet étaient fabriquées pour la navigation et proposaient un réhaut tournant gradué, controlé par la lunette cannelée de la montre qui permettait de calculer les temps de vol.
Il semblerait que ces montres n’étaient pas des plus courantes chez les pilotes et qu’on les retrouvait plutôt au poignet des chefs d’escadron ou des pilotes escortant les chasseurs destinés à fondre sur l’ennemi.
Cela semble se confirmer, encore une fois, par le fait que finalement, une grande partie des tokkotai n’étaient pas des pilotes expérimentés et ne faisaient que suivre tant bien que mal leur escadron, ne disposant pas des connaissances nécessaires à la navigation, alors que les pilotes expérimentés étaient assignés au rôle d’escorte.
On comprend donc qu’au-delà de la nature même des «attaques spéciales», ces montres sont excessivement rares aujourd’hui du fait qu’aucun membre des tokkotai ne fut capturé, que les survivants ne furent pas nombreux et que ces montres-bracelet n’étaient pas monnaie courante.
Les informations sur ces montres-bracelet ne sont pas énormes mais voici ce que l’on en sait aujourd’hui:
Les cadrans étaient peints à la main, avec des aiguilles, des marqueurs et les chiffres 12/3/6/9 au radium. Il semblerait que ces montres soient particulièrement radioactives encore aujourd’hui d’après David Thomson du British Museum (vraisemblablement la plus radioactive de leur collection). On peut remarquer sous le radium que les aiguilles étaient bleuies.
Le mouvement est un mouvement classique Seikosha utilisé dans de nombreux modèles. Il s’agit d’un mouvement de 19 lignes, avec 15 ou 17 pierres et spiral Bréguet. Il semblerait que Seikosha ait utilisé différentes versions du même mouvement en fonction du stock disponible. On retrouvait le même mouvement dans les montres de poche ou dans les montres des chemin de fer et des opératrices téléphoniques.
Elles ont été produites dès 1941 et jusqu’en 1945 et n’étaient donc pas destinées spécifiquement aux kamikaze mais tout simplement aux pilotes de la marine et de l’armée, devenus kamikaze par la force des choses. La quasi-totalité d’entre eux ayant péri avant 1944 et le reste ayant été sacrifié avec les tokkotai, le raccourcit est souvent fait en appelant cette montre la “Seikosha Kamikaze” mais son nom en Japonais est la “Seikosha Tensoku”, signifiant «observation astronomique». Elle est aussi parfois appelée «montre de l’aéronautique navale» bien qu’elle ait visiblement aussi équipé des pilotes de l’armée de terre, moins nombreux.
L’exemplaire présenté ici présente quelques traces d’usure intéressantes. La couronne a perdu son nickelage et le fond de boite est usé et présente de nombreuses traces profondes et rectilignes. Cela indique que la montre a probablement continué d’être portée après la fin de la guerre par son propriétaire qui la remontait régulièrement, ce qui explique l’usure de la couronne. Quant au fond, il ne laisse plus apparaître les gravure relatives au bataillon et à l’avion du pilote, mais l’inspection de la face interne du fond laisse apparaître une série de déformations discrètes, signe que ces indications étaient bien présentes. Les symboles de l’aéronavale sont eux toujours visible à l’intérieur.
L’usure du fond est assez atypique, orientée dans le même sens que la gravure d’origine et avec des coups rectilignes profonds. Il n’est pas impossible que le propriétaire de cette montre, cherchant à cacher l’origine militaire de cet objet, ait volontairement fait disparaître ces indications afin d’éviter toutes représailles.
Bien qu’il soit difficile de retracer l’histoire de cette montre plus en détail, il semble plus que probable qu’elle ait appartenu à un pilote expérimenté, ayant survécu à la guerre et dont la survie ne fut redevable qu’à la tragique attaque d’Hiroshima le 6 Août 1945. Il est probable qu’il continua à porter cette montre après la guerre en effaçant les inscriptions militaires que présentait le fond de boite.
Credit: LesRhabilleurs.com
Parler de ces heures sombres de l’histoire n’est jamais facile tant cela peut raviver des souvenirs douloureux des deux côtés. J’espère que ces quelques lignes sur cet objet chargé d’histoire vous auront aidé à mieux comprendre son origine et le contexte de sa création et de son utilisation, loin des clichés habituels.