Evolution 9: Darwinisme horloger

Darwin a dit : “Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s'adaptent le mieux aux changements.” Un point essentiel de la compréhension du phénomène de l’évolution, c’est le fait que l’environnement change et que ces changements ont un impact sur les espèces qui y vivent. Lorsqu’une espèce s’adapte, elle le fait petit à petit et en fonction de l’évolution du milieu. Si elle évolue trop vite ou trop lentement, l’adaptation ne se fait pas de manière optimale. Et là, attention à la sélection naturelle !

Bien qu’il fut contemporain de Kintaro Hattori et qu’il soit décédé un an après la naissance de Seiko (aucun lien entre les deux événements à priori), je ne crois pas que Darwin fut très calé en horlogerie ni en marketing. Mais je crois cependant qu’il y a un parallèle intéressant à faire entre l’évolution selon Darwin et l'Evolution 9 selon Grand Seiko.

Comme je l’ai expliqué dans plusieurs articles et en particulier dans “Les évolutions de Grand Seiko depuis 60 ans”, Grand Seiko a connu plusieurs grandes ères. Très schématiquement, on peut parler de l’ère vintage de 1960 à 1975 puis de la renaissance des GS mécaniques de 1998 à 2017, puis une troisième et nouvelle ère avec l’indépendance de GS et son ouverture à l’internationale, concrétisée en 2020 avec l’arrivée de la collection emblématique de cette évolution : la collection Evolution 9.


De la nécessité d’une évolution


Lors de la renaissance des Grand Seiko mécaniques en 1998, cette nouvelle ère s’est articulée autour d’un design de Nobuhiro Kosugi qu’il nomme lui-même “best basic”, symbolisé par la SBGR001. Ce design a été le fer de lance de la renaissance de Grand Seiko et la majorité des designs qui ont suivi ont été des variations de ce design de base. La SBGR001 est en quelque sorte l’ancêtre commun des Grand Seiko modernes. S’en est suivi différents designs qui s’en éloignaient, soit en réinterprétant des classiques de la marque (évolutions de la First, des 44GS et 62GS) soit avec d’autres designs plus modernes comme les Active Line, certaines plongeuses ou modèles quartz etc. Mais l’identité visuelle de GS à partir de 1998 s’est construite autour de ce “best basic”.

SBGR001 “Best Basic”

L’ouverture de GS à l’international en 2017 et la prise d’indépendance de la marque n’ont pas été que des stratégies marketing. En effet, la marque a clairement voulu marquer son passage dans une nouvelle ère. Mais pourquoi faire ça ?

Pas besoin d’être sociologue pour constater que le monde de 1998 et celui de 2017 ne sont pas les mêmes. Nous avons connu plus d’évolutions ces 50 dernières années que pendant les siècles précédents, et les 20 dernières années ont été marquées par des changements profonds de nos sociétés et de nos modes de vie. Comme pour Darwin, ce sont les changements du milieu qui donnent naissance à l’adaptation. C’est ça l’évolution.

Bezos aussi évolue !

Fort du constat des changements sociétaux et d’une volonté de rester ancré dans son époque, Grand Seiko a fait le choix de marquer une étape nette dans son évolution. Que ce soit en raison de ses designs ou de ses mouvements hérités de la fin des années 90, la marque avait besoin d’évoluer pour continuer à prospérer !

L’évolution de Grand Seiko s’est donc faite de manière planifiée et structurée et s’articule autour de trois axes : une évolution technique (les mouvements), une évolution esthétique (nouveau design), et une évolution stratégique globale. Les trois aspects sont évidemment intimement liés mais essayons de voir ensemble de manière plus détaillée quelles sont ces évolutions.


Évolution technique


Pour rappel, le mouvement 9S des GS est sorti en 1998 et a marqué le retour des GS mécaniques après quelques années placées sous le signe du quartz. Le 9S connaîtra quelques évolutions progressives avec une version manuelle et une version GMT en 2001 et 2002, puis une amélioration de la réserve de marche en 2006. En 2009 c’est le retour du Hi-Beat, qui aura droit à une version GMT en 2014. Mais tous ces mouvements - ainsi que les versions Special et VFA aux réglages chronométriques affinés - ne sont que des évolutions du 9S de 1998.

Le 9S55 de 1998

Quant au Spring Drive, c’est plus ou moins la même histoire. Le 9R sort en 2004 et évoluera en version GMT, chronographe ou manuelle, mais toujours sur la même base de 2004.

Le 9R65 de 2004

Les calibres 9S et 9R sont d’excellents mouvements, mais il y a toujours de la place pour de l’amélioration, surtout pour des mouvements de 20 ans d’âge. Avec la sortie des mouvements 9SA et 9RA, Grand Seiko montre à la fois sa volonté de continuer à s’améliorer, son investissement dans la R&D et le fait qu’ils sont à l’écoute des clients et des évolutions du marché.

Pour plus de détails sur ce que ces mouvements proposent de nouveau, je vous invite à consulter l'article “Grand Seiko pour les nuls : les mouvements”.

L’aspect principal à rappeler ici, c’est que GS ne s’est pas contenté de changer les choses en surface mais a proposé un mouvement intégralement nouveau de fond en combles avec le 9SA qui a demandé 9 ans de développement, l’équipe en charge s’y étant attaqué après la création du Hi Beat en 2009. Il aura fallu 6 ans de recherches à Fujieda, le père du 9SA, pour pouvoir passer au travail de prototypage. Et chose inhabituelle chez Seiko, Fujieda a remis en cause les fondamentaux de l’horlogerie mécanique telle qu’elle est pratiquée chez GS. Cela lui a valu de ne pas se faire que des amis chez les anciens, mais lui a permis d'innover totalement et de proposer un tout nouveau type de mouvement pour la marque, mais il a permis de faire avancer les connaissances horlogères de manière générale.

Avec le Spring Drive 9RA, les équipes du Shinshu Watch Studio ont également réussi le tour de force d’améliorer un mouvement déjà excellent et de proposer la première évolution du Magic Lever depuis sa conception à la fin des années 50 ! Plus fin, plus précis, plus grande réserve de marche et plus robuste. Techniquement ce nouveau Spring Drive est meilleur à tous les niveaux que son prédécesseur. Mais esthétiquement, les équipes de Shiojiri ont également oeuvré à faire évoluer le calibre avec une nouvelle terminaison  “givrée” alors qu’on retrouve l’anglage de la masse oscillante et le polissage des noyures déjà présents sur le magnifique Spring Drive manuel 9R31. Le résultat est un look plus subtil et discret mais non moins réussi que le Hi-Beat. Il s’en dégage quelque chose de plus Japonais à mon sens que le 9SA dont l’esthétique rappelle davantage celle des calibres Suisses.

Mais au-delà d’une évolution technique, ces mouvements sont surtout au service de l’évolution esthétique de la marque et de son nouveau design emblématique, grâce à leur finesse accrue.


Évolution esthétique


Tout comme Nobuhiro Kosugi a créé le “best basic” en 1998, Kiyotaka Sakai est le responsable du style Evolution 9, le “new basic” de Grand Seiko. Tout comme le best basic de la SBGR001 a servi de base au développement de la majorité des designs de GS pendant deux décennies, le style Evolution 9 (ou E9 pour les intimes) est une base de design qui sert d’identité visuelle aux GS de cette nouvelle ère. 

De la même manière qu’un mouvement de base comme le 9SA5 sert au développement du chronographe 9SC5 ou du mouvement manuel 9SA4, le design Evolution 9 inauguré par les SLGH002 et SLGH003 est amené à être décliné sous différentes formes. On retrouve ainsi déjà différentes variations sport que ce soit pour les GMT SBGE283 et SBGE285, pour les chrono Spring Drive SBGC249 et SBGC251 ou Hi Beat SLGC001, ou encore pour les plongeuses Spring Drive SLGA015 et SLGA023. Il y a quelques semaines, GS a également sorti la version habillée de ce design avec les SLGW002 et SLGW003. Même les tourbillons Kodo reprennent cette nouvelle esthétique E9 !

Il me semble important d’insister sur le fait que ce “new basic” n’est pas juste une nouvelle gamme au sein de l’offre de GS, mais l’incarnation à part entière de l’évolution de la marque et le fer de lance de la nouvelle stratégie. 

La gamme avait d’ailleurs été à l’origine baptisée maladroitement Series 9 avant d’être renommée Evolution 9 quelques temps après. Ce nom véhicule bien l’idée que cette gamme incarne l’évolution de Grand Seiko et son passage dans une nouvelle ère. Depuis W&W24, le nom a même été abrégé en E9. 

J’en profite pour faire une petite aparté sur le chiffre 9 et son importance pour Seiko. Que ce soit dans les références de mouvements GS qui commencent par 9 ou dans certaines références de montres comme les Credor Eichii II GBLC999, le tourbillon Fugaku GBCC999, la Credor Node phase de lune GCLL999 ou la première Credor Spring Drive GBLG999, on voit que Seiko/Grand Seiko/Credor réserve les chiffres 9 et 999 à des pièces d’exception. C’est parce que le chiffre 9 est d’une part le chiffre le plus élevé, mais il se prononce kyu en Japonais, exactement comme le mot “ultime”. Evolution 9 peut donc être pris dans le sens de l’évolution ultime.

D’un point de vue du storytelling, Grand Seiko a tellement communiqué sur le Grand Seiko Style (que l’on appelait Grammaire du Design) qu’il leur est difficile de créer un nouveau design sans tenter de le raccrocher à l’héritage de Taro Tanaka. Mais plutôt qu’une évolution de la Grammaire du Design de la 44GS, je vois davantage dans le nouveau design E9 une évolution du design “best basic” de Nobuhiro Kosugi. Bien que l’on puisse retrouver une philosophie héritée de Taro Tanaka et des clins d'œil au 62GS ou au boîtier de la SBGH001 Hi Beat de 2006, la filiation entre le Best Basic de 1998 et le New Basic de 2020 me semble la plus évidente et la plus significative. Le tout avec la touche de Sakai-san évidemment, ce qui sera le sujet d’un article à part entière bientôt.

Je ne reviendrai pas sur les avantages de ce nouveau design (finesse, confort, équilibre au poignet etc), la communication de la marque est déjà assez claire sur le sujet. Mais il est intéressant de constater que Grand Seiko reste fidèle à ses valeurs tout en les déclinant pour le marché d’aujourd’hui. Il est évident que ce qu’on entend par “beau” n’est pas la même chose en 1967, en 1998 ou en 2020.

Là où je trouve que le style E9 est vraiment le bienvenu, c’est en particulier pour l’équilibre au poignet et le confort au porter. Pour avoir eu des GS très “top heavy” comme la plongeuse et le chrono Spring Drive (même les 44GS GMT sont plutôt top heavy je trouve), je suis ravi de voir que les designers de GS ont conscience du problème et travaillent à améliorer cet aspect essentiel (je suis d’ailleurs persuadé qu’une des raison du succès de Rolex, c’est le confort impeccable de ses montres). 

S’ils mettent enfin à la retraite leurs fermoirs conçus il y a 20 ans et sortent enfin des fermoirs dignes de 2020, on pourra alors peut-être même parler de Revolution 9 !

Je reviendrai bientôt sur l’analyse plus poussée de ce nouveau style E9 dans un prochain article dédié.


Évolution stratégique


Il est difficile de parler de mouvements et de designs sans évoquer la stratégie, tant ces deux premiers aspects illustrent le troisième, mais il y a d’autres points importants à souligner. Au-delà de vouloir rajeunir ses mouvements et designs, GS a développé d’autres axes stratégiques qui me semblent importants de détailler.

On parle en long, en large et en travers du Hi-Beat et du Spring Drive, mais un mouvement brille par son absence : le quartz.

En effet, 2023 signait les 30 ans du mythique calibre à quartz 9F et pourtant la marque n’a pas sorti une seule nouvelle référence équipée du 9F en 2023. Et je ne parle pas simplement de modèles anniversaires ! Alors que les 25 ans du 9F ont été célébrés en fanfare, c’est le silence radio pour les 30 ans, aucune nouveauté à quartz dans les GS pour hommes...

Je pense que cela n’est pas anodin et montre la direction stratégique que prend GS : la gamme E9 se concentre sur deux grandes familles de mouvements exclusifs, le Spring Drive 9RA du Shinshu Watch Studio et le Hi Beat 9SA du Shizukuishi Watch Studio.

Je doute que GS fasse totalement l’impasse sur le quartz, mais ceci semble confirmer qu’ils vont proposer une offre “entrée de gamme” avec ce qu’ils faisaient avant, sans trop de grande révolution, et un nouveau cœur de cible avec cette nouvelle collection à 10K€ et plus. La stratégie de Seiko et Grand Seiko reste la même depuis des années : proposer des produits à “haute valeur ajoutée”, ou pour le dire plus clairement, vendre moins mais avec une marge plus grande.

Là où d’autres marques le font à grands coups de montres serties (c’est la grande tendance de 2024), Grand Seiko le fait avec sa nouvelle gamme E9 et quelques rares produits qu’on pourrait qualifier de “Haute Horlogerie”.

Faut-il pour autant en vouloir à GS et les accuser d’être des gros vilains capitalistes assoiffés d’argent ? Personnellement, je ne pense pas.

Depuis quelques années, cette stratégie de s’axer sur des produits à plus forte rentabilité est adoptée par tout le monde dans l’industrie. Et vas-y que je te fais une énorme plongeuse en or, et vas-y que je te fais un chrono lunaire serti de cailloux, et vas-y que je te fais des montres arc-en-ciel à plusieurs millions… C’est malheureusement le meilleur moyen pour ces entreprises de remplir facilement leur objectif principal : générer des revenus ! Mais au moins chez Grand Seiko, cela ne se fait pas avec une vision mercantile à court terme, cela se fait au travers d’un repositionnement intelligent, nécessaire et cohérent, que ce soit en termes d’évolution de la marque comme expliqué au début de cet article, ou en termes de nécessité financière comme expliqué à l’instant.

L’exemple même de “vendre moins mais plus cher”

Ce qui me semble intéressant dans la nouvelle stratégie de GS, c’est aussi la cohérence dans la démarche. Une cohérence dans l’uniformisation du design et une cohérence dans la R&D avec la sortie simultanée des deux nouveaux calibres Spring Drive et Hi-Beat au service du design. On voit que le grand chamboulement initié en 2017 portait sur bien plus qu’un simple changement de logo sur le cadran, comme j’ai pu moi-même le penser bien naïvement ! Que ce soit l’ascension progressive de Kiyotaka Sakai ou l’arrivée du concepteur de mouvements Takuma Kawauchiya, que ce soit le développement et la planification de ces nouveaux produits, avec toute la R&D qui va derrière, on se rend compte que Grand Seiko a une vision à long terme et ne se contente pas de simplement faire des variations de choses qui existent déjà.

Je dois faire mon mea culpa car j’ai été mauvaise langue et je disais à un moment que GS pouvait créer une sorte de machine à sortir des nouveautés, il suffit de piocher dans la liste des formes de boîtiers, de textures de cadrans et de couleurs de cadrans et hop, on avait une nouvelle GS. Et bien que cette critique ne soit pas totalement infondée malheureusement, force est de constater que le gros du travail de la marque n’est pas de choisir quelle teinte de bleu représente le mieux la couleur du lac Suwa le 28 février entre 8h12 et 8h14 quand le vent vient du nord-est, mais plutôt de bosser d’arrache-pied sur ce que sera GS dans les décennies à venir et de donner une direction et une stratégie à long terme à la marque. Et bien qu’il soit parfois difficile de trouver le bon équilibre entre le fait de contenter les clients historiques et de séduire les nouveaux, je pense que GS arrive à naviguer entre les deux de manière finalement assez habile !


Conclusion


Darwin a montré que l’évolution était un processus nécessaire aux êtres vivants pour s’adapter aux changements de leur environnement. Rares sont les espèces dont les capacités d’adaptation sont tellement larges qu’elles n’ont plus besoin d’évoluer.

Mais qui dit évolution dit mutation génétique. Pour Grand Seiko, est-ce que cela se traduit par un changement de l’ADN de la marque ? Je ne pense pas. Précision, durabilité, confort, lisibilité et beauté sont des piliers de la marque depuis toujours. Les technologies phares de la marque sont mises à l’honneur mieux que jamais. Le design évolue sans pour autant trahir ses racines. Le repositionnement tarifaire et l’ouverture sur le haut de gamme montrent de nouvelles ambitions. À nous de jouer le rôle de la sélection naturelle et de choisir les produits qui nous semblent être les plus adaptés. A nous de montrer à la marque où nous souhaitons qu’elle aille à travers ce que l’on achète ou n’achète pas !

Je reste intimement convaincu qu’au fond, l’ADN de Grand Seiko reste le même, mais la marque l’exprime différemment selon les évolutions de la société. Mais là, je n’arriverai pas à continuer le parallèle pour embrayer sur de l’épigénétique, désolé !


À la place, je vous prépare déjà les prochains articles pour continuer de décortiquer et comprendre la nouvelle stratégie de Grand Seiko. En effet cet article n’est que le premier d’une série qui continuera bientôt avec une revisite de l’article “Suwa vs Daini”. J’y aborderai les différences qui existent encore aujourd’hui entre les GS de Shinshu et celles de Shizukuishi, afin d'illustrer plus concrètement la nouvelle stratégie de Grand Seiko. Au programme, deux exemples : White Birch contre White Birch et un match au sommet de la Haute Horlogerie ! 


À bientôt pour la suite !

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